Croissance contre santé
"La société dans laquelle nous vivons est-elle
acceptable ? Souscrivons-nous aux grandes idées (souvent invisibles,
souvent non dites) qui guident nos décideurs et qui, à travers les
politiques sociales, influent sur nos vies quotidiennes?" Christian
Arnsperger résume ainsi la question qui traverse l'ouvrage de Christian
Léonard : "Croissance contre santé" (1). Un livre dense, documenté et
engagé.
Responsable du département "Recherche et Développement"
à la Mutualité chrétienne pendant dix ans, Christian Léonard prend comme
point de départ l'état de notre système de santé et de protection sociale
pour entreprendre une lecture critique du contexte économique et des
règles dominantes auxquelles, sans trop s'en rendre compte, nous nous
soumettons plus ou moins activement. Proposant d'appuyer le développement
sur d'autres valeurs que celles "de l'individualisme, de la rentabilité
maximale, ou de la concurrence 'dégraissante' ", l'auteur structure sa
réflexion autour de la triade infernale : “privatisation,
responsabilisation, technicisation.”
Privatisation de la protection sociale
La croissance du Produit Intérieur Brut est devenu le
but ultime du développement économique. Tout se passe comme si
l'augmentation de la taille du gâteau entraînait automatiquement un
meilleur et plus juste partage des richesses. Voilà une "vérité" (?) qui
perd de sa pertinence au vu de la montée des indicateurs d'insécurité
sociale (difficultés sur le marché du travail, inégalités des revenus,
situations d'endettement, difficultés dans la consommation des soins de
santé ou de l'énergie). Entre 1990 et 2002 la montée de l'insécurité
sociale suit parfaitement le Produit Intérieur Brut qui, par tête, a
augmenté de 21%.
La privatisation, dont on vante tant les mérites, à
savoir le fait de confier au secteur privé marchand des services qui
devraient rester accessibles à tous, consiste en fait à restreindre les
moyens budgétaires des États : "Il relève de l'évidence, écrit Christian
Léonard, qu'un gouvernement qui décide de réduire substantiellement ses
recettes ne peut ambitionner de jouer les premiers rôles dans la
prestation de biens et de services" : les transports publics sont de plus
en plus coûteux, l'enseignement de moins en moins gratuit, les soins de
santé moins accessibles … Les faits restent malheureusement en retard par
rapport aux espoirs d'une théorie économique s'appuyant sur les soi-disant
bienfaits de la libre concurrence, une pensée qui trouve, hélas, un large
consensus dans toute l'Europe.
Responsabilisation individuelle
Parallèlement au désengagement de l'Etat, nous
assistons à la montée d'une stratégie qui, elle aussi, a toutes les
apparences de l'évidence, celle de la responsabilisation individuelle :
"Un consensus semble émerger en faveur des bénéficiaires des dépenses
publiques (principalement les chômeurs et les patients). Cette
responsabilisation doit permettre une modération de la croissance des
dépenses sociales imposée par la réduction concurrentielle des recettes
(impôts et cotisations sociales) reconnue [pourtant] comme un des moyens
privilégiés pour assurer la croissance économique." Paradoxalement, tandis
que l'on cherche à responsabiliser le consommateur de biens publics, on
favorise au nom de la croissance économique, avec l'appui du système
publicitaire, la consommation irresponsable de biens privés, jusqu'au
gaspillage des ressources.
Ne nous méprenons pas ! Etre "contre" la
responsabilisation ce n'est pas immanquablement "être pour" son inverse !
C'est mettre en évidence le caractère injuste et inefficace d'un processus
de responsabilisation, essentiellement financier, qui peut porter atteinte
à la dignité des personnes.
Technologie et médecine
Enfin, le profond mouvement d'individualisation, porté
par l'essor des moyens technologiques, se développe tout particulièrement
dans le domaine de la santé. Selon Christian Léonard, nous serions plongés
"dans une triade destructrice qui lie finance, science et conscience". On
ne peut en effet ignorer les impératifs financiers sur les programmes de
recherche. Les perspectives ouvertes par les progrès récents en matière de
procréation assistée, de clonage, de manipulations génétiques, de
diagnostic prénatal, etc, nous imposent une réflexion éthique approfondie.
Tout développement technologique, bien qu’économiquement rentable, est-il
éthiquement souhaitable ?
La réponse n’est ni un retour au ‘bon vieux temps’, ni
la fuite en avant : «…le salut de la société telle que nous la
connaissons, avec ses structures collectives qui concrétisent les
principes fondamentaux de la solidarité, passe par un regain de morale et
d’éthique comme frein aux élans dévastateurs des forces du marché. Se
réapproprier les valeurs morales ne signifient pas […] étouffer les
plaintes individuelles légitimes par des positions obscurantistes. La
pluralité de fait de nos sociétés est le meilleur garant que l’on tienne
compte des souffrances personnelles mais elle doit être aussi l’assurance
que le bien-être collectif ne soit pas que la somme de bien-être
individuels».
Il faut en arriver à ce que Christian Arnsperger
appelait une "Critique de l'existence capitaliste". Nous sommes nombreux à
ressentir que nos existences ne sont plus tout à fait humaines. C'est
peut-être, explique Christian Arnsperger, "que quelque chose au fond de
nous-mêmes y collabore, quelque chose qui participe de l'angoisse et du
déni de notre condition d'humains. Les voies de sortie du capitalisme ne
sont pas purement économiques, elles sont existentielles." (2)
Christian Van Rompaey
(1) Croissance contre santé. Quelle responsabilisation
du malade? Couleur Livres - 18 euros.
(2) Critique de l'existence capitaliste. Pour une
éthique existentielle de l'économie. Collection La nuit surveillée,
Editions du Cerf - 17 euros.