Recherche :

Loading

La rédaction

Notre histoire

Newsletter

Nous contacter

Une erreur dans votre adresse postale ?
Signalez-le

Actualité

Culture

International

Mutualité Service

Santé

Société

Nos partenaires

Visitez le site de la Mutualité chrétienne

A suivre... (19 mai 2005)

 

L’idéologie gestionnaire

 

Épuisement, stress, hyperactivité, absentéisme… Pour répondre aux souffrances en milieu de travail, la tendance aujourd’hui est de médicaliser les problèmes. La solution ne serait-elle pas plutôt à trouver dans une critique de l’organisation du travail, comme s’y applique depuis plusieurs années le sociologue français Vincent de Gaulejac? (1)

 

Il y a “quelque chose de destructeur” dans le monde du travail explique Alain, cadre dans une multinationale : “On me demande de mobiliser des gens compétents et motivés. Mais la logique d’investissement qualitatif à moyen terme se heurte à une gestion quantitative du présent.” Nicole Aubert, dans son ouvrage “Le Culte de l’urgence” (2) cite un dirigeant d’entreprise : “Aujourd’hui, la Bourse est l’obsession numéro un et c’est au milieu des années 90 que ça va changer, jusque là, le groupe devait gagner de l’argent, on devait être bon, mais on était des industriels avant tout. A partir des années 90, on est rentré d’un seul coup dans une logique de Bourse, de valeur de l’action, d’OPA, de fusion-acquisition et c’est là qu’on a vu apparaître pour la première fois une exigence de rentabilité de 15% sur capitaux investis…”

On nous parle de “guerre économique”. Mais cet argument ne participe-t-il pas à ce que le philosophe Castoriadis appelait “la construction d’un imaginaire social” qui favorise l’exercice de la domination dans l’entreprise et qui vise à soumettre l’entreprise, et la société toute entière, au service d’une économie gestionnaire, dans laquelle les considérations comptables et financières l’emportent sur les objectifs humains et sociaux ?

 

Depuis la fin des années 2000, le capitalisme industriel s’infléchit sous la pression des logiques financières, du poids des marchés et de la mondialisation ainsi que de la fusion des télécommunications et de l’informatique qui instaurent une dictature de la communication “en temps réel”. La logique financière prend le pas sur la logique de production. Du coup, les rapports au sein de l’entreprise se modifient. Les rapports entre le capital et le travail se durcissent. A la gestion du personnel et des relations sociales se substitue la “gestion des ressources humaines”. Et, sous une apparence pragmatique, fonctionnelle, la gestion devient une idéologie qui légitime la guerre économique et l’obsession du rendement financier.

 

Une certaine vision du monde

La gestion se veut pragmatique, fondée sur l’efficacité de l’action. C’est du moins l’image qu’elle cherche à se donner d’elle-même. Et sans doute serait-elle moins attractive si elle n’était associée à des valeurs comme le goût d’entreprendre, le désir de progresser, la célébration du mérite ou le culte de la qualité… soit des aspirations humaines peu contestables. Mais la gestion se pervertit lorsque, derrière l’outil, selon de Gaulejac, se cache une certaine vision du monde, un système de croyance et un projet de domination des corps et des esprits.

“Ce projet apparaît clairement à travers les enjeux de pouvoir dont sont l’objet la formation et la recherche en management”. Dans les écoles de gestion, il n’est pas question d’étudier les phénomènes de pouvoir et de domination ni comment se répartissent les inégalités. “On se cantonne aux seuls problèmes situés en amont de l’action, soit à la conception et à l’exécution de solutions efficientes et efficaces” (3). Dans cette perspective est exclut tout ce qui n’est pas objectivable, calculable. On tombe dans cette maladie de la mesure qui guette “tous ceux qui, au lieu de mesurer pour mieux comprendre, ne veulent comprendre que ce qui est mesurable”. C’est ainsi que les questions de gestion, que l’on ait à traiter un problème économique ou un problème de personnel, deviennent des devoirs de mathématiques ! C’est ainsi que le management s’est mis forcément au service du capital. La performance et la rentabilité sont à court terme mettant l’ensemble de l’entreprise de production dans une tension permanente : “Il s’agit toujours d’en faire plus, toujours mieux, toujours plus rapidement, à moyens constants ou même avec moins d’effectifs.”

 

Si cette évolution est évidente dans le secteur commercial et les entreprises cotées en Bourse, elle tend aussi à se répandre dans l’ensemble du monde des entreprises. Le management (le manège est ce lieu où l’on dresse les chevaux) tente effectivement de donner une image relationnelle, pragmatique et libérale du pouvoir dans l’entreprise. Mais il s’est dévoyé aussitôt qu’il s’est mis au service du pouvoir financier. Comme pour mieux assurer son emprise, cette logique financière doit déborder hors du champ de l’entreprise et coloniser toute la société. Ce n’est pas seulement dans la production qu’elle doit se réaliser, mais aussi dans la consommation, et non seulement dans l’économie, mais dans l’éducation, le droit, la vie politique… pour s’emparer de toutes les sphères sociales les unes après les autres.

 

Sans doute, ce modèle est performant. Reste à voir pour qui ! Si le management nous a permis de gagner en productivité, ces résultats profitent surtout à la logique financière. Quant au temps de travail “gagné”, on sait que celui-ci est aujourd’hui attaqué de toutes parts et “ce que nous avons gagné en temps de travail, nous l’avons payé en intensification du travail”.

 

Christian Van Rompaey

 

 

(1) Vincent de Gaulejac, directeur du Laboratoire de Changement Social et professeur de sociologie à l’Université Paris 7, est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Il vient de publier “La société malade de la gestion” aux éditions du Seuil.

(2) Éditions Flammarion (2003).

(3) Lire le numéro hors-série de la Revue Sciences humaines consacrée aux voies de la gouvernance (mai 2004 - n°44).

 

 

Retour à l'index

A suivre 2004

A suivre 2005