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Récit... (16 décembre 2004)

 

Paix sur la terre…

 

Dans les nuits de l’Avent de l’an 810, deux formidables drakkars surgissent de la brume. Harald aux dents bleues, à la tête de ses guerriers, et son fils Hjalmal, débarquent à Grand’Couronne, petit village paisible des bords de Seine…

 

“Au fond des cabanes, des chaumières, des maisons de pisé, au fond de la villa de pierre que possédait l’argentier du diocèse de Rouen, au fond du presbytère, les habitants, glacés d’horreur, immobiles, pétrifiés par la terreur, silencieux, la gorge sèche, écoutaient monter du fleuve jusqu’à l’infernale chanson des rames. “Clash…clash… clash…” faisaient les immenses avirons scandinaves en frêne de Dalécarlie : et à chaque plongée des rames dans l’eau froide, les Grand-Couronnais songeaient que trois coudées de moins séparaient d’eux les glaives et les torches des Vikings.”

A la stupéfaction des habitants de Grand-Couronne, les terribles pirates montent leur camp à quelques encablures du village. Point d’assaut immédiat, mais un curieux rituel qui voit les hommes hisser à grands renforts de muscles le drakkar du chef, la “Baleine rouge”, sur un petit tertre. Harald, le chef se meurt. On lui prépare donc son voyage au Walhalla, le paradis viking dans une cérémonie où le sacrifice humain est magnifié par le feu :
“… le vieux drakkar se plie en deux, se tord peu à peu et de plus en plus, puis soudain se rompt avec fracas et s’abîme dans la fournaise, au-dessus de laquelle émergèrent encore un moment la proue effilée et sa tête de loup incandescente.” Tout était fini au matin. On était le 24 décembre.

Hjalmar, le fils du défunt, succède de droit à son père. Mais plus d’un parmi les vétérans ne voit pas cette succession sans appréhension. Certes, il avait fait ses preuves en piraterie mais l’on sentait qu’il n’allait au combat qu’avec répulsion. Passée la frénésie de la bataille, Hjalmar devait à chaque fois faire face à “un indéfinissable sentiment de honte et de remords…, de vagues désirs de vie différente”. Aujourd’hui encore, Hjalmar laisse ses ivrognes de marins fêter la fin des cérémonies funéraires et s’enfonce dans la forêt en songeant à la besogne du lendemain.

Il ne sait quel prétexte invoquer pour éviter le pillage du village. Après tout, se dit-il, il suffit que le chef commande pour qu’on épargne le village. Mais les plus banales et perfides objections se présentent à son esprit, “… celles que l’homme, instinctivement met en avant chaque fois que sa conscience réclame de lui, au prix d’un sacrifice, moral ou matériel, plus de justice ou de pitié : … chacun pour soi et les dieux pour tous...”

Perdu dans ses pensées, Hjalmar parvient au village. Tous les habitants son réunis dans un même grand bâtiment. Il s’approche et entend alors s’élever des lèvres d’un prêtre le clair carillon des Béatitudes:

“— Heureux ceux qui ont l’esprit de pauvreté, disait le prêtre, à ceux-là le Royaume des cieux !

Et Hjalmar sentait monter en lui, quasi malgré lui, des profondeurs de son âme, la réponse de sa conscience réveillée. Et nous, nous ne vivons que dans la convoitise des richesses, et des richesses les plus matérielles et les plus périssables !

— Heureux les doux, ceux-là auront la terre en héritage !

Et nous, nous n’accordons d’estime ou de valeur qu’à la violence et à la férocité.

— Heureux ceux qui pleurent, ceux-là seront consolés !

Et nous, nous n’avons que mépris, sarcasmes et dédain pour ce qui n’est pas gain, réussite, victoire, succès, qu’ils soient dus à la ruse, au vol ou à la force brutale !

— Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, ceux-là seront rassasiés !

Et nous, nous ne connaissons d’autre faim que celle du corps, ni d’autre soif que celle du vin et de l’hydromel et des satisfactions inférieures qu’ils nous procurent.

— Heureux les miséricordieux, ils obtiendront miséricorde !

Et nous, nous chantons gloire à l’impitoyable, à celui qui poursuit sa vengeance et dit : “œil pour œil, dent pour dent” ; gloire à celui qui ne fait point de quartier !

— Heureux ceux qui ont le cœur pur, ils verront Dieu !

Et nous, nous vivons dans l’impureté et la débauche, profanant sans cesse la sainteté du corps humain sous la bestiale impulsion de notre égoïsme, foulant chaque jour aux pieds l’auguste institution du mariage.

— Heureux les pacificateurs, ils seront appelés fils de Dieu !

Et nous disons, nous : Vivent la guerre et le carnage qui ont toujours existé, existeront toujours, et qui sont d’essence divine.

— Heureux les persécutés pour la justice. A ceux-là le royaume des cieux !

Et nous, nous considérerions – s’il y en avait parmi nous – comme des niais ou des insensés ceux qui mettraient un principe ou un idéal au-dessus de leur immédiat, bas, et terre à terre petit intérêt personnel !”

 

Le prêtre avait terminé. Il se tut, et l’on ne percevait d’autre son dans l’église où les fidèles s’immobilisaient pour la prière que le presque imperceptible pétillement de la flamme des luminaires. Le lendemain, les Vikings lèvent le camp et les Grand-Couronnais retrouvent Hjalmar, traversé de part en part d’un coup de lance, couché sur le sol gelé.

______________________

Ce récit a été écrit en 1929, par le jeune Théodore Monod pour ses camarades de service militaire isolés au poste de méhariste dans le sud algérien à la veille de Noël. Théodore Monod, naturaliste et géologue passionné des déserts, méditait régulièrement le texte évangélique des Béatitudes. Ces paroles nourrissaient son engagement non-violent jusqu’à ses derniers jours. A l’âge de 97 ans il menait encore une grève de la faim contre l’arme atomique. Faisant fi des sophismes et des bonnes manières, il saisit l’homme tel qu’en lui-même, brutal et primaire, pour le conduire vers le fond de son cœur et de son âme.

 

Christian Van Rompaey

 

(D’après “La Baleine rouge” de Théodore Monod

Ed. Desclée de Brouwer - 14 EUR)

 

 

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