Social
(16 mars 2005)
souffrances au travail
"Ils ne mouraient pas tous…mais tous
étaient frappés"
La peur est-elle devenue un outil de management ordinaire
comme le laisse entendre le documentaire de Sophie Bruneau et Marc-Antoine
Roudil : "Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés" ? Un
documentaire sobre et sombre sur le travail.
Une ouvrière à la chaîne, un directeur d'agence bancaire, une
aide-soignante, une gérante de magasin témoignent de cette souffrance,
"invisible au travail", qui un jour les conduit à consulter le
médecin du travail. Quatre témoignages retenus, parmi les 37 personnes qui ont
accepté d'être filmées, parlent devant une caméra fixe, posée à égale distance
entre le patient et le clinicien. Ce n'est pas de la télé-réalité! C'est la
réalité.
D'une part, il était pratiquement impossible de filmer, caméra
au poing, sur les lieux même du travail, parce qu'il est bien difficile
d'obtenir une autorisation des directions d'entreprise. D'autre part, "la
souffrance subjective de ceux qui travaillent est invisible sur les lieux mêmes
du travail". La parole seule, avec ses hésitations, son rythme saccadé,
ses répétitions et ses silences porte mieux le poids de la souffrance
personnelle qu'un reportage encombré d'images et de bruits.
L'idée de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil est partie de
la lecture du livre de Christophe Dejours : "Souffrance en France. La
banalisation de l'injustice sociale" (1998). "Comment, s'interrogeait
le psychanalyste et psychiatre Christophe Dejours, parvenons-nous à accepter
sans protester des contraintes de travail toujours plus dures, dont nous savons
pourtant qu'elles mettent en danger notre intégrité mentale et psychique
?". A partir de cette question les deux auteurs, ont voulu poser un geste
cinématographique. A travers la vérité intense de drames ordinaires, le film
témoigne de cette banalisation d'un mal plus répandu que beaucoup ne
l'imaginent.
Madame Alaoui, maghrébine, travaille à la chaîne. Elle souffre
énormément au niveau des épaules, des bras et des poignets… Son débit de parole
est rapide et saccadé. "Madame Allaoui, vous parlez toujours aussi
vite…" lui demande Marie Pezé, clinicienne à l'hôpital de Garches.
"J’ai toujours parlé comme ça, je pense c’est ma façon de parler (…) Oui
j’ai un tempérament à travailler vite, j’ai un tempérament… je pense… je suis
devenu pour ainsi dire une machine car j’ai commencé à l’âge de 17 ans dans mon
travail à la chaîne… et j’ai fait toujours le même travail… et on est devenu
pour ainsi dire des robots… on suit le rythme des machines… Excusez-moi, précise-t-elle,
je suis devenue une machine… chez moi faut que ça se passe pareil !"
C’est-à-dire que
le rythme que le travail vous demande vous l’avez emporté chez
vous… demande la clinicienne.
"Chez moi, oui… Avec mes enfants, ça m’énerve chez moi quand tout le monde
ne bouge pas vite à ma façon, euh..., quand tout le monde ne fait pas ce que je
demande".
Monsieur Collignon, lui, entré comme guichetier, progresse et
devient directeur d'une agence bancaire en plein développement. Mais, dit-il,
"cela ne s'obtient pas sans subir une pression psychologique importante…
Ils ont établi des standards de travail, c'est-à-dire pour faire telle action,
telle action commerciale, ça prend tant de temps, pour en faire une autre
autant de temps (…) Puis, on diminue les unités de temps et on augmente la
demande en terme de résultat, insidieusement tous les ans jusqu'à ce jour de
décembre – époque de la fixation des objectifs – où "je suis rentré en
dépression parce que je ne voyais pas comment faire de tels chiffres sur un
secteur aussi difficile, ça me paraissait pas du tout jouable (…) ben, j'ai
craqué, j'ai chialé au boulot… j'ai rien dit, je suis parti."
Madame Alves, entrée comme femme de ménage pour entretenir les
locaux dans une maison de repos est rapidement convertie en aide soignante
(pour faire l'économie d'un salaire). Mais victime d'un accident de travail est
"punie", condamnée à exécuter des tâches ingrates et interdite de
parole avec quiconque… “quand j’ai été chercher mes papiers, ma déclaration
d’accident de travail (…) j’ai eu droit à "de toute façon vous êtes une
fainéante, vous êtes une bonne à rien, vous êtes ceci vous êtes cela…Vous
l'avez fait exprès!"”
Depuis,
"… J’étais plus capable de travailler, de
m’occuper des personnes âgées, on m’a même interdit de les approcher, de leur
parler… je n’avais pas le droit de dire bonjour, de serrer une poignée de mains
à une personne… le fait que ça se passait très mal au travail, ça se
répercutait chez moi quoi… je ramène tout ça à la maison, j’arrive pas à faire
la coupure…"
Au-delà des souffrances individuelles
Que faire, alors que "le mal est fait" ? Ces
témoignages de travailleurs si différents par leur milieu et leur culture
composent en fait une histoire commune. Chacun d'entre eux vit la soumission,
la crainte de perdre son emploi, l'isolement dans l'entreprise, la perte
d'estime de soi… Il ne s'agit donc plus d'une question individuelle. Or, c'est
le discours que l'on entend le plus souvent, comme si chacun portait la
responsabilité de son malheur.
"Fondamentalement, explique Christophe Dejours à la fin
du film, tout le monde pense qu’une évaluation quantitative et objective du
travail, est possible. Je pense qu’on est un petit noyau de gens capables
aujourd’hui de montrer que c’est infaisable : c’est-à-dire on ne sait pas
dans l’état actuel de la science évaluer le travail, au sens d’une évaluation
quantitative et objective d’une mesure. On ne peut pas mesurer le travail et
donc tous ces systèmes d’évaluation sont en fait iniques par définition…"
Certains pensent que l'évaluation individuelle est la mesure
la plus juste alors qu'il s'agit d'un marché de dupes. Mais c'est le discours
gestionnaire ambiant auquel préside quelques principes iniques comme le déni
des contraintes concrètes du travail, le recours à des arguments scientifiques
pour justifier des rationalisations, la communication interne de type
publicitaire pour développer le patriotisme d'entreprise… Si les employés ont une obligation de
résultat, on entend peu souvent dire que les directions ont une obligation de
moyens! Certes, les entreprises fonctionnent, les travailleurs coopèrent… mais
moins par conviction que sous l'emprise de la contrainte et de la peur :
“Quand
on vous dit "la prochaine fois c'est la porte" ben vous fermez les
yeux. Vous dites : "Non, j'ai besoin de travailler"”.
"Pour moi,
explique encore Christophe Dejours,
l’élément
déterminant, c’est l’individualisation. (…) C’est ça la puissance de
l’évaluation individualisée des performances : c’est de séparer les gens,
de les mettre en concurrence et en réalité en conflit les uns avec les
autres (…) Il y a vraiment quelque
chose qui est cassé de ce qui faisait lien social, de ce qui faisait mutuelle
reconnaissance de l’un par l’autre, intelligibilité partagée et notamment
toutes les formes de la solidarité sont fissurées par cette nouvelle forme
d’organisation du travail. De sorte que quand on souffre, mais seul, ce n’est
pas la même chose que de souffrir ensemble parce qu’ensemble on peut construire
des stratégies collectives de défense et, celles-là, par contre, sont en voie
de destruction très rapides sinon ont carrément disparus et donc les gens sont
seuls face à un système qu’ils abordent individuellement."
Christian Van Rompaey
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés
Le film de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil sort au
cinéma Arenberg (Galerie de la reine à Bruxelles) le 22 mars.
Le jeudi 23 mars à 19h45 au cinéma Arenberg aura lieu un débat
rencontre avec Christophe Dejours auteur de Souffrance en France (il est
impératif de réserver par mail à l'adresse
reservationdejours@ibelgique.com
(maximum 2 places par personne). D'autres débats seront également organisés en
Wallonie et à Bruxelles.
Des projections
spéciales sont organisées par ailleurs. Pour les détails voir sur le site du
P'tit Ciné www.leptitcine.be ou dans
les agendas culturels des quotidiens.
Des projections peuvent être organisées pour des écoles, des
associations, des entrerises etc. (contactez le 02/534 93 77).
Signalons par ailleurs que jusqu'au 30 mars prochain sont
organisées les "8èmes rencontres documentaires autour de la question du
travail". (Rens. : 02/538 17 57 -
www.regardssurletravail.be )
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point de vue
"la société du risque"
Dans son ouvrage
"La société du risque",
le sociologue
allemand Ulrich Beck parle de la "société de dépendance
individualisée" :
"Le moteur de
l'individualisation tourne à plein régime (…) Il est vraisemblable qu'au cours
des années à venir, pour lutter contre le chômage et relancer la croissance
économique, on recourra à des innovations sociales et technologiques qui
accentueront d'autant les processus d'individualisation (…)
Par voie de
conséquence, les problèmes sociaux se transforment immédiatement en états
psychiques : insuffisances personnelles, sentiments de culpabilité, angoisses,
conflits et névroses. (…) les crises sociales ont l'apparence de crises
individuelles, et il devient quasiment impossible de les appréhender dans leur
composante sociale. C'est aussi là l'une des origines de l'actuelle vague "psy".
La logique de la
performance individuelle progresse elle aussi dans la même mesure, de sorte que
l'on peut penser qu'à l'avenir la société de la performance, avec toutes ses
capacités de (pseudo) légitimation des inégalités sociales, déploiera pleinement
sa logique. Pour venir à bout de leurs problèmes sociaux, les gens n'ont pas
le choix. Ils doivent continuer à former des coalitions sociales et politiques."
Ulrich Beck, La société du risque. Collection Champs
(n°546). Éditions Flammarion (11 euros).