Social
(21 décembre 2006)
Accidents thérapeutiques
Vers un nouveau système d’indemnisation “sans
faute” ?
A l’heure actuelle, lorsque l’on est victime d’un accident
thérapeutique, il faut franchir beaucoup d’obstacles avant de pouvoir
espérer voir son dommage indemnisé. Un projet de réforme est en cours pour
indemniser davantage d’accidents et éviter de stigmatiser les médecins par
la recherche systématique d’une faute professionnelle.
Aujourd’hui, la
charge de la preuve de la faute ou de la négligence du médecin repose bien
lourdement sur les épaules du patient qui a été victime d’un accident
thérapeutique… La certitude réclamée qu’il y a bien un lien de cause à effet
entre la faute et le dommage ne facilite pas non plus la tâche du patient et
de son avocat.
Restent cependant le dommage qui lui est bien réel, et le sentiment de ne
pas être entendu ni compris, d’être abandonné à son triste sort.
L’inadéquation de l’application des règles du Code civil pour couvrir un
dommage consécutif à un acte médical a été dénoncée de longue date. En 1966
déjà, le Professeur Tunc estimait en France qu’il s’agissait d’un mécanisme
grossier, primitif, qui devait faire place à l’assurance (1).
Vouloir réformer le système actuel est donc en soi une bonne chose. Quitter
le monde de la responsabilité civile basée sur la preuve d’une faute pour un
système prenant en compte l’existence du risque thérapeutique devrait
permettre à la fois d’indemniser plus d’accidents, et d’éviter une
stigmatisation des professionnels de la santé ainsi que la médecine
défensive qui pourrait en découler (2).
Les pays nordiques sont les premiers à avoir ouvert la voie à une nouvelle
manière d’appréhender ces “accidents thérapeutiques” et leur indemnisation.
En 1975 déjà, la Suède a instauré un système “d’assurance-patient” directe,
permettant l’indemnisation des accidents médicaux. Elle fut rapidement
suivie par la Finlande, la Norvège et le Danemark.
Chez nous, des professeurs de droit des universités belges ont constitué un
groupe de travail afin de dégager d’autres pistes pour gérer ce type
d’accidents. Un rapport fut finalisé en 1996. Il n’a pas été suivi d’effet
immédiat mais a permis de susciter la réflexion des responsables politiques
dans ce domaine.
En mai 2001, le Ministre fédéral de l’Economie, Charles Picqué, a présenté
un projet visant à créer un Fonds d’indemnisation, l’objectif étant
d’améliorer le sort des victimes, la qualité des soins et la prévention. Un
programme ambitieux. Mais beaucoup de difficultés subsistaient. Un peu moins
d’un an plus tard, le 11 janvier 2002, un groupe de travail inter-cabinets
était mise sur pied par le Conseil des Ministres afin d’élaborer ce système
d’indemnisation. C’est sur base des conclusions de ce groupe de travail que
l’actuel avant-projet de loi du ministre fédéral de la Santé, Rudy Demotte a
été rédigé. Approuvé par le Gouvernement fédéral, il doit encore passer par
le Conseil d’Etat, puis par le Parlement pour être discuté avant de pouvoir
être voté. Son application effective n’est donc certainement pas pour
demain.
Limiter les procédures judiciaires
Un des enjeux majeurs du nouveau système à mettre en place est de parvenir à
limiter de manière significative le nombre de procédures judiciaires,
longues, coûteuses et fastidieuses, sans parler de la détresse
psychologique, tant des victimes que des médecins, face à la nécessité pour
les uns de devoir absolument prouver une faute, et pour les autres de devoir
supporter tout le poids moral judéo-chrétien qu’évoque cette notion.
Pour relever ce défi, il importe de rédiger des définitions et des
conditions d’application claires, justes, précises et indiscutables. Il faut
également que le nouveau système allège la charge de la preuve.
Actuellement, c’est au patient à prouver la faute du médecin et le lien de
causalité de celle-ci avec le dommage. Ces preuves sont très lourdes à
apporter. La solution du problème n’est sûrement pas de reporter
systématiquement la charge de la preuve sur le médecin. La répartition de
cette charge doit se faire de manière plus correcte en déterminant
objectivement qui, du patient ou du médecin, est susceptible d’avoir en sa
possession le plus d’éléments permettant d’entraîner une certitude
judiciaire sur les faits.
On peut citer pour exemple le système français qui prévoit que "les
établissements, services et organismes (…) sont responsables des dommages
résultant d’infections nosocomiales, sauf s’ils apportent la preuve de la
cause étrangère (3).
La France présume donc qu’en cas d’infections nosocomiales (infections
particulièrement résistantes contractées en milieu hospitalier), les
établissements sont tenus d’indemniser le dommage. Pour se dégager de cette
obligation, il leur appartient de prouver qu’ils ont bien respecté les
règles d’hygiène imposées et n’ont commis aucune faute à cet égard.
Cela semble logique. En effet, comment un patient, qui n’a aucune idée des
règles internes de désinfection et d’hygiène imposées (et suivies?) au sein
de l’hôpital pourrait-il prouver qu’il y a eu une faute ?
C’est pourtant cette preuve que la législation belge exige actuellement du
patient victime d’une infection nosocomiale, s’il veut pouvoir être
indemnisé…
Respecter le débat contradictoire
La loi du 22 août 2002 sur les droits du patient brise déjà largement une
tendance paternaliste qui existait dans certains milieux médicaux pour
rendre au patient les rênes de la gestion de son traitement médical. Mais si
le patient a des droits, il a également des devoirs. Le droit d’obtenir des
renseignements sur son traitement et ses différentes alternatives, par
exemple, entraîne également le devoir de poser des questions et de
s’informer. C’est cette vision de deux acteurs responsables de manière égale
que le législateur a déjà voulu inscrire dans la loi sur les droits du
patient. Dans cette optique, la nouvelle loi devrait aussi mettre le patient
et le prestataire sur pied d’égalité dans le cadre de l’enquête
médico-légale à mener par l’autorité chargée de se prononcer sur
l’éventuelle indemnisation du dommage. Il importe que les deux parties ou
leurs représentants soient entendues, d’une manière ou d’une autre.
Quels mécanismes d’indemnisation ?
Deux pistes s’ouvrent dans l’élaboration d’un nouveau système
d’indemnisation. Soit, on maintient le système actuel (indemnisation pour
faute) en lui ajoutant un fonds pour les accidents et pour les situations où
le système d’indemnisation pour faute présente ses limites. Soit, on prévoit
un seul fonds indemnisant tous ces dommages, sans devoir prouver de faute.
Les partisans de l’une et l’autre pistes s’affrontent depuis plusieurs
années sans parvenir à un avis unanime.
Les avantages de la première piste sont nombreux et permettent de répartir
la charge des sinistres entre deux régimes différents. Mais cette piste pose
beaucoup de questions. La victime doit-elle faire un choix entre l’un ou
l’autre régime (avec ou sans faute) ? Ce choix est-il définitif? Imaginons
en effet que le fonds
procède à des indemnisations forfaitaires plafonnées (par exemple, 1000
euros pour tel type de dommage, même si le dommage effectif est plus élevé).
Si la victime choisit le système actuel, elle peut obtenir l’indemnisation
intégrale de son dommage, mais elle devra prouver une faute et un lien
causal entre la faute et son dommage. Dans le régime d’indemnisation “sans
faute”, elle ne doit prouver que la relation entre l’acte médical et son
dommage mais elle verra son indemnisation plafonnée.
Quel dilemme quand on sait qu’on ne connaît jamais à l’avance les résultats
d’une procédure sur base de la faute! Cela s’apparente à une loterie. Et
même en admettant que la victime puisse s’adresser au fonds après avoir
épuisé la procédure sur base de la faute, quel parcours du combattant !
La deuxième piste présente également beaucoup d’avantages. Un budget unique
limite le risque de gonfler artificiellement les réserves (4) et d’exiger
des primes démesurées ne correspondant pas à la couverture de la survenance
réelle des sinistres. Il n’y a pas de dilemme cornélien pour la victime
puisqu’il n’y a qu’une seule porte d’entrée. Par ailleurs, cette formule
devrait apporter un apaisement de la relation patient-médecin, puisque la
victime ne doit plus prouver de faute pour être indemnisée.
Le risque majeur réside évidemment au niveau budgétaire. L’existence d’un
organisme unique supportant le poids total de la couverture du dommage
impose en effet de couvrir l’intégralité du dommage, sous peine de
discrimination par rapport à d’autres victimes d’accidents. Comme il est
impossible de recourir à des plafonds ou franchises, cela semble
budgétairement périlleux (5).
Alors que faire? Ne pourrait-on faire preuve d’inventivité et créer un
système qui se nourrirait des avantages des deux options? Pourquoi ne pas
imaginer la coexistence des deux régimes, mais avec une seule porte
d’entrée? La plainte serait ainsi soumise à une équipe de spécialistes
chargés de mener une enquête médico-légale complète.
Dans un premier temps, le fonds indemniserait la victime sur base des
critères d’intervention dans un régime sans faute, avec les plafonds et
franchises, dans un délai relativement bref. Ensuite, dans un second temps,
si l’enquête médico-légale conclut à une suspicion de faute du prestataire,
le fonds assisterait la victime dans le cadre d’une procédure amiable ou
judiciaire sur base de la faute et réclamerait les sommes avancées à la
victime auprès du prestataire responsable ou de son organisme assureur. La
victime réclamerait quant à elle le montant de son dommage dépassant les
plafonds du régime sans faute.
Il faudrait en outre un contrôle efficace des réserves de chacun de ces deux
régimes, afin d’éviter l’effet pervers mentionné plus haut.
Eviter les dérives
Des enjeux importants doivent encore être tranchés et nous espérons qu’un
travail de qualité se fera à cet effet au Parlement. Il faut à tout prix
éviter que le nouveau projet ne contienne en son sein l’embryon de dérives
expliquées plus haut. Cette situation constituerait en effet un frein
considérable à l’amélioration de la situation dans laquelle le patient se
trouve actuellement.
Il est aussi dans l’intérêt du corps médical que le patient se retrouve dans
le nouveau projet et qu’ensemble, de manière responsable, ils œuvrent à
l’amélioration de la prise en charge de la maladie et des accidents.
Ingrid Février,
Chef de service au Département juridique
(1) “La responsabilité sans faute” – L. Beine dans “La responsabilité
médicale, Actualités du dommage corporel “ - Ed. Juridoc, 2003, vol. 8.
(2) “Vers une révolution en matière d’indemnisation des dommages liés aux
soins de santé? Le point de vue des mutuelles” – Eric Houtevels -
Louvain-la-Neuve, 2006.
(3) Article 98 de la Loi n°2003-303 du 4 mars 2002- Journal Officiel du
05-03-06.
(4) Si deux organismes chargés d’indemniser un dommage coexistent, le risque
est grand que chacun fasse des “provisions” comme si, à lui seul, il devait
couvrir l’ensemble des sinistres puisqu’il ne peut connaître à l’avance le
montant des sinistres pour lesquels il va devoir intervenir. On a déjà pu
constater cet effet pervers entre assureurs privés suite à l’affaire dite
des "plantes chinoises". Les spécialistes peuvent consulter à cet égard la
phase II (2005) de l’étude du Centre d’expertise qui a souligné le côté
atypique des réserves bilantaires constituées dans la branche RC médicale,
les modèles actuariels classiques ne pouvant être utilisés.
(5) Le système de plafonds et de franchises ne peut être instauré que si
l’on conserve la possibilité pour la victime de voir indemnisé le surplus de
son dommage en lien avec une faute dans le système traditionnel.
Qu’est-ce qu’un accident thérapeutique ?
Les
accidents thérapeutiques visent ce que l’on appelle communément les
“erreurs médicales”. Mais ils ne se résument pas à celles-ci.
Plus largement, l’accident thérapeutique est tout événement qui
produit un dommage anormal (1). Il comprend tous les cas de figure :
la complication aléatoire, prévisible ou non, et l’erreur, fautive ou
non fautive.
La complication peut en effet être prévisible ou imprévisible mais sa
réalisation reste aléatoire, liée au hasard. Citons comme exemples de
complications prévisibles mais aléatoires une infection nosocomiale
contractée lors d’un séjour à l’hôpital, alors que toutes les règles
d’hygiène ont été respectées ou encore l’allergie à une substance
injectée par un médecin alors que ni celui-ci ni le patient n’avaient
connaissance de cette allergie avant l’injection.
En réalité, il y a très peu de complications vraiment imprévisibles
car la diffusion des connaissances, grâce à Internet notamment, est
extrêmement performante. On peut penser par exemple à un effet
secondaire ou à une complication d’un médicament, d’une intervention
ou d’un implant qui n’aurait pas encore été décrit, s’agissant d’un
produit ou d’une procédure relativement nouvelle.
L’erreur humaine, quant à elle, peut-être non fautive, lorsque tout
médecin prudent et diligent placé dans les même circonstances aurait
agit de la même manière. L’erreur est fautive lorsque ce n’est pas le
cas. Dans le système actuel, seul le dommage découlant de cette
dernière hypothèse est indemnisé, lorsque la preuve de la faute et du
lien de cause à effet est apportée à suffisance.
I.F.
(1) Un dommage est
anormal s’il est différent du résultat généralement attendu. La notion
de “généralement attendu” implique une information correcte et un
échange entre le médecin et le patient pour s’accorder dans la mesure
du possible sur le résultat attendu. |
Des réactions tranchées à nuancer
Certains médecins s’insurgent contre le maintien du système basé sur la
faute. Selon eux, il ne permettra pas d’apaiser les relations
patients-médecins, de venir à bout du malaise actuel, et il n’empêchera pas
le développement d’une médecine défensive. Cette affirmation doit être
largement nuancée.
D’une part, parce qu’un des éléments essentiels de ce malaise réside dans le
fait que, même dans un système d’assurance, la victime convaincue que son
médecin a commis une faute dans le cadre de son traitement ne va
certainement pas être bien disposée à son égard. Et ceci, tout à fait
indépendamment de la façon dont elle est indemnisée. Ce qui importe ici,
c’est la qualité de la communication entre le patient et son médecin.
D’autre part, parce que certaines réactions agressives de patients sont
motivées par l’absence d’indemnisation d’un dommage réellement subi. Ils
considèrent en effet que ce dommage anormal devrait aussi pouvoir être
indemnisé. Ce qui serait le cas dans un système d’indemnisation mixte.
Enfin, parce que le nombre actuel de dossiers dans lesquels on peut prouver
une faute médicale est très réduit. Ceci prouve également que la qualité des
soins fournis aux patients dans notre pays est très élevée.
A contrario, certains prétendent que l’absence de recours à un système basé
sur la faute équivaut à un “permis de tuer” pour les médecins. Cette
assertion réductrice et caricaturale suscite cependant une interrogation sur
les mécanismes à mettre en place pour permettre une prévention efficace des
accidents thérapeutiques.
Si le calcul des primes d’assurances tient compte de la sinistralité, les
dotations du Fonds devraient également en tenir compte.
A noter que d’après les pays scandinaves, la cohabitation des deux systèmes
a un effet plus bénéfique sur la prévention des accidents thérapeutiques que
la seule existence du système basé sur la faute.
I.F.
|