Social
(21 mai 2009)
Quand la
loi exclut
certains assurés sociaux
Juger
qu’une personne avait
une “capacité de gain”
au
moment de
son entrée sur
le marché du travail
n’est pas chose aisée
pour le médecin-conseil. |
@ Jürgen Doom |
Pour
bénéficier d’indemnités d’incapacité de travail, il faut notamment avoir été
jugé apte au travail lors de son entrée sur le marché de l’emploi. Tout en
restant très minoritaires, les refus d’indemnisation sur base de cette
condition ont tendance à augmenter. Des situations souvent singulières et
pénibles sur le plan humain et social qui ont interpellé le service social
de la Mutualité chrétienne et l’asbl Altéo.
Josiane,
29 ans, vit seule. Elle a obtenu avec difficultés un graduat en chimie en
raison de multiples hospitalisations durant ses études. Demandeuse d’emploi
indemnisée, elle a cherché désespérément du travail pendant des années.
Hospitalisée suite à une grave dépression, elle est diagnostiquée comme
atteinte de troubles bipolaires et introduit un certificat d’incapacité à sa
mutualité. Après quelques semaines, le verdict tombe: elle ne peut
bénéficier d’indemnités car elle n’a jamais travaillé et n’a donc pu
démontrer son aptitude à travailler. Une demande d’allocations pour
personnes handicapées est en cours, avec l’aide du service social.
Christophe, 24 ans,
diplômé de l’enseignement inférieur professionnel, a eu un parcours scolaire
difficile. Après plusieurs stages “qualifiants” et une petite expérience
professionnelle dans l’entreprise familiale, il s’inscrit comme demandeur
d’emploi et bénéficie d’allocations d’attente sur base de ses
Très souvent, les personnes exclues en raison de leur état antérieur
ont des problèmes de santé mentale. |
études. Atteint d’une
maladie génétique rare entraînant des difficultés sociales et
comportementales, il introduit un certificat médical à sa mutualité à la
suite d’un état de fatigue excessif. Son état antérieur est évoqué par l’INAMI
en raison de ses problèmes médicaux pouvant expliquer ses difficultés
scolaires et d’insertion dans l’emploi. Il est dès lors renvoyé vers le
chômage…
Ces situations (avec
noms d’emprunt), que nous avons choisies volontairement limites pour
introduire le débat, sont plus fréquemment qu’hier rapportées aux services
sociaux de la Mutualité chrétienne. Les travailleurs sociaux sont ainsi plus
souvent interpellés par des membres à qui la reconnaissance d’une incapacité
de travail a été refusée en conséquence de la référence faite à la notion
d’état antérieur (1). Cette question ne laisse pas non
plus indifférents les médecins-conseils des mutualités ni les experts
désignés par les instances juridiques dans le cadre des litiges aboutissant
devant les juridictions du travail, loin de là.
Le 5 mai dernier, la
Mutualité chrétienne et Altéo, mouvement des personnes malades, valides et
handicapées, ont d’ailleurs organisé ensemble une journée d’étude à Namur
pour faire le point sur cette question et proposer des pistes d’action pour
sortir par le haut des difficultés actuelles vécues sur le terrain.
De quoi s’agit-il?
Pour être reconnu
incapable de travailler et bénéficier d’une indemnité d’incapacité de
travail dans le régime des salariés, le travailleur doit remplir trois
conditions. Premièrement, il doit avoir cessé toute activité
(2). Deuxièmement, son incapacité de travail doit être
la conséquence directe du début ou de l’aggravation de lésions ou de
troubles fonctionnels.
Et troisièmement, ces
lésions et troubles doivent entraîner une réduction de la capacité de gain à
un taux égal ou inférieur au tiers de ce qu’une personne de même condition
et de même formation peut gagner par son travail.
Ces trois conditions
sont inscrites dans le fameux article 100§1. Un article central sur lequel
doit se baser le médecin-conseil de la mutualité, appelé à se prononcer
lorsqu’il reçoit un certificat d’incapacité de travail d’un assuré, pour
quelque raison que ce soit.
«En fait, c’est en
1982 qu’a été introduite dans la législation l’exigence d’un lien de
causalité direct entre les troubles et/ou lésions et l’arrêt de travail,
précise Etienne Laurent, médecin-conseil à la Direction médicale de
l’Alliance nationale des Mutualités chrétiennes (ANMC). Dans un contexte
de crise et après plusieurs arrêts de la Cour de Cassation, le gouvernement
fédéral visait à exclure du régime de l’assurance soins de santé invalidité
(ASSI) les personnes souffrant de problèmes de santé antérieurs à leur
arrivée sur le marché du travail et qui, en définitive, n’avaient jamais été
aptes à travailler».
Cette précision légale
n’a pourtant pas changé les pratiques pendant de très nombreuses années.
Mais depuis 1995, en conséquence d’une attention plus particulière de l’INAMI
sur cette question, les exclusions de personnes en incapacité de travail sur
la base de cette notion d’état antérieur sont en augmentation. De même que
les recours devant les tribunaux du travail. Mais force est de constater que
la jurisprudence actuelle confirme le plus souvent ces exclusions.
Un profond malaise
«Au travers des
différents témoignages, apparaît un net sentiment de malaise chez les
intervenants sociaux et médicaux, précise Serge Jacquinet, Responsable
du service social à l’ANMC. En effet, dans certains cas, l’exclusion
vient après 10 ans de chômage ou d’invalidité, à l’occasion d’un incident de
parcours: hospitalisation, accident, changement d’organisme assureur,
convocation au Conseil médical de l’invalidité de l’INAMI
(3). Dans les situations que nous avons relevées, la moyenne d’âge est
de 30 ans!». Il ajoute: «L’application stricte de l’article 100 représente
souvent un risque de faire glisser les personnes de la sécurité sociale
(assurance soins de santé et invalidité, chômage) vers l’aide sociale
(allocations pour handicapés, revenu d’intégration) où il y a enquête sur
les revenus». Ces décisions sont donc lourdes de conséquences sociales
et financières pour les personnes. Sans parler de l’imbroglio administratif
auquel elles devront faire face, bien souvent rejetées d’un organisme social
à un autre, les systèmes d’aide sociale n’intervenant de toute façon que
lorsqu’ils ont la garantie que les droits à la sécurité sociale sont
épuisés...
Dans certains cas, l’exclusion vient après 10 ans de chômage ou
d’invalidité. |
L’augmentation des
situations d’exclusion liées à l’article 100 s’expliquerait en partie par le
fait que l’assurance chômage fait ressurgir des situations d’absence de
réelle disponibilité sur le marché du travail qui s’y trouvaient cachées
depuis des années. «Dans ce secteur, certaines situations limites ont été
tolérées en créant une catégorie particulière de chômeurs (ceux pour qui est
mise entre parenthèse leur obligation de chercher un emploi pour raison de
santé avec plus de 33% d’incapacité) ou simplement par l’absence de
vérification de l’aptitude au travail lors de l’admission au chômage,
observe Serge Jacquinet. Mais cette situation tend à changer avec
l’instauration des plans d’accompagnement à destination prioritaire des
jeunes demandeurs d’emploi». Un constat partagé par Paul Palsterman,
juriste au service juridique de la CSC, qui confirme que depuis que l’ONEm
s’occupe de manière plus active des chômeurs et s’intéresse davantage à
leurs aptitudes au travail, certains sont exclus du chômage et renvoyés vers
leur mutualité.
Des personnes fragilisées
«C’est un drame lorsqu’on se trouve face à des jeunes adultes dont le
parcours est jalonné de difficultés scolaires et familiales et qui n’ont
jamais vraiment pu s’insérer sur le marché du travail en raison de problèmes
de santé au sens large. Phobies sociales, dépressions, assuétudes, problèmes
psychiatriques plus ou moins graves … autant de situations parmi d’autres
auxquelles nous sommes confrontés dans notre travail,
témoigne Geneviève
Monville, Médecin-conseil principal à la MC de Liège et à la MC de Verviers
et d’Eupen.
Souvent refoulés du chômage, sans expérience professionnelle probante, ils
ne peuvent être considérés comme invalides au sens de la loi. Mais nous
sommes bien démunis par rapport à ces situations, d’autant que le contexte
économique et les exigences du marché de l’emploi ne sont pas favorables
pour ces personnes fragilisées».
Très souvent, les
personnes exclues de l’ASSI en raison de leur état antérieur ont des
problèmes de santé mentale où l’incapacité au travail est particulièrement
difficile à évaluer, notamment lorsque les pathologies se manifestent au
début de l’âge adulte. «Pourquoi les personnes souffrant de problèmes
“psy” au sens large posent-elles si souvent problème pour la reconnaissance
de leur incapacité?» s’interrogent des travailleurs sociaux de la MC qui
ont travaillé ce sujet dans une commission “signal”. Et de conclure: «Si
chacun doit prouver sa capacité de gain et donc s’adapter au marché du
travail et à son évolution, la société ne doit-elle pas, elle aussi, prouver
sa capacité à intégrer les personnes fragilisées, en les reconnaissant
pleinement dans leurs efforts d’insertion et en leur proposant des mesures
adaptées, tant en ce qui concerne la formation et l’emploi que l’intégration
sociale au sens large?»
Joëlle
Delvaux
(1) Article 100 de la loi relative à l’assurance soins
de santé et indemnités, coordonnée le 14-07-1994.
(2) Moyennant l’accord préalable du médecin-conseil de
la mutualité, une personne en incapacité de travail peut, dans certains cas,
exercer une activité à temps partiel ou un travail volontaire.
(3) A la fin de la première année d’incapacité de
travail, c’est le Conseil Médical de l’Invalidité de l’INAMI qui prend la
décision d’accepter ou de modifier la proposition du médecin-conseil quant à
la durée de l’invalidité, aux perspectives de réinsertion… Pour ce faire, il
peut demander des explications complémentaires au médecin-conseil ou
convoquer la personne devant un collège de trois médecins.
Des propositions concrètes |
►
Pour
évaluer si la personne qui fait une demande d’indemnité avait une
capacité de gain suffisante au moment d’entrer sur le marché de
l’emploi, le médecin-conseil se base sur une série d’éléments comme
l’existence de contrats de travail, le type d’études réalisés, la
rentrée de bons de cotisations à la mutualité, etc. Cet exercice est
souvent difficile surtout quand la question se pose des années après
l’entrée sur le marché du travail. Le médecin-conseil ne dispose pas
toujours de toutes les informations qui lui permettraient d’y voir
clair. Les stages, le travail d’étudiant, l’occupation sans contrat
de travail dans l’entreprise familiale peuvent-ils être pris en
compte? L’inscription au chômage est-elle une preuve que la personne
ait eu une capacité de gain? Pas au sens de la jurisprudence. Les
médecins-conseils ont bien des balises mais il subsistent toujours
des situations limites. «Il serait préférable de fixer légalement
à 18 ans le moment où l’on juge la capacité de gain de la personne
en lieu et place de cette notion d’entrée sur le marché qui est très
floue et peut tellement varier d’une personne à l’autre, propose
Etienne Laurent, médecin-conseil à la direction médicale de l’ANMC.
Un critère uniforme est d’autant plus important que de nombreuses
maladies psychiques comme la schizophrénie ou les troubles
bipolaires commencent ou se révèlent au début de l’âge adulte».
►
Actuellement, les personnes sont bien souvent renvoyées d’un
organisme à l’autre et n’arrivent pas à s’y retrouver dans le dédale
administratif pour faire valoir leurs droits. Créer un guichet
unique permettrait d’éviter ces parties de ping-pong qui laissent
les personnes dans l’insécurité durant des mois, voire des années.
JD |
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