Travail
(20 septembre 2012)
Des travailleurs en
invalidité se racontent
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© Serge Dehaes |
Le travail
occupe une valeur centrale dans notre société. Mais qu’advient-il quand un
accident ou un problème de santé surgit et que l’on devient ‘incapable de
travailler’? C’est ce que la Mutualité chrétienne a voulu comprendre en
recueillant la parole de personnes dont l’incapacité de travail se prolonge.
“J’ai passé de très mauvais moments
parce qu’on n’est pas prêt. Il n’y a personne qui sait l’avenir. On est prêt
à prendre sa retraite, à gagner au Loto, éventuellement… Mais on n’est pas
prêt à ne plus travailler, on est parfois prêt au chômage, en fonction de
..., mais pas à la maladie ni à l’incapacité de travailler”. Ces
impressions, bon nombre de personnes les partagent. Elles ont été formulées
par un travailleur en invalidité qui a accepté de livrer son expérience de
vie dans le cadre d’une recherche menée par la Mutualité chrétienne. Une
vingtaine de témoignages ont ainsi été recueillis, individuellement ou en
groupe, et analysés par des collaborateurs de la MC(1).
Avec un objectif précis : sensibiliser et améliorer l’accompagnement et
l’information des personnes en incapacité de travail prolongée. Suivons ces
parcours de vie.
// JOËLLE
DELVAUX
>> “Parcours de vie des
personnes en incapacité de travail prolongée” – rapport
publié dans
MC Informations 248 (juin 2012).
(1) Menée par le
département “Recherche et développement” de la MC avec le service Infor
Santé, la recherche a aussi intégré l’expérience de travailleurs sociaux,
conseillers mutualistes, médecins-conseils...
Un avant, un après
L'invalidité. Un
statut qui correspond à toute situation d’incapacité de travail se
prolongeant au-delà d’un an. Derrière lui, se cache une multitude de profils
de personnes qui diffèrent selon que l’on soit un homme ou une femme , que
l’on ait 25 ou 50 ans, que l’on soit atteint de problèmes physiques ou de
troubles psychiques, que l’on ait dû quitter un emploi de cadre ou
d’ouvrier... Sans parler bien entendu de la personnalité, de la situation
familiale... “Cette apparente diversité révèle toutefois un état de
fragilité commun dont la majorité sait dater précisément l’origine”,
observe Anne Remacle, auteure du rapport de la recherche. Au commencement
effectivement, il y a un événement accidentel ou la prise de conscience que
les “limitations fonctionnelles” rendront difficile, voire impossible le
retour au travail. Comme un point de rupture avec son ancien état, ce moment
bien précis entraîne des changements importants dans la perception que la
personne a d’elle-même. Celle-ci vit désormais avec un ‘avant’ et un
‘après’. Un ‘après’ qu’elle doit apprendre à accepter dans toutes ses
dimensions. Il y a d’abord le problème physique ou psychique, la maladie qui
mine le quotidien. La diagnostiquer, l’accepter, la traiter, la
“justifier”…marquent les premiers mois d’incapacité de travail et en font un
moment délicat. Outre la maladie et son traitement, il faut souvent
apprendre à vivre avec la douleur, parfois chronique, avec les éventuels
effets secondaires des médications, avec aussi d’autres problèmes de santé
connexes.
L’impact sur
l’humeur peut être tel que les relations avec les proches sont mises à mal :
crise dans le couple, prise de distance par rapport aux enfants,
isolement... “On doit avoir une épouse avec un caractère d’enfer pour
nous supporter. Parce qu’on est un poids et que le moindre truc qu’on nous
dit, on devient susceptible et on le prend comme une attaque”, avoue un
monsieur qui évoque les disputes régulières avec sa femme qui, rentrant du
travail, lui reproche de n’avoir rien fait de la journée, pas même l’une ou
l’autre petite tâche du quotidien.
De plus, lorsque
l’incapacité de travail survient, les problèmes financiers ne sont
généralement pas loin. D’un côté, les revenus diminuent. Et de l’autre, les
frais augmentent en raison des soins médicaux, du recours à des services
professionnels... Sans parler des coûts induits par le seul fait de rester
chez soi toute la journée. “Quand on travaille, on descend le thermostat
mais quand on est tout le temps à la maison, ce n’est pas possible. Donc, la
consommation de mazout augmente. Et on dépense plus aussi. Si on fume, on
fume plus ; si on mange, on mange plus...”, explique une autre
personne.
Pour s’en sortir
financièrement ou par crainte de perdre leur emploi suite à leur absence
prolongée, certains reprennent le travail en allant à l’encontre de l’avis
même de leur médecin traitant et en faisant fi des règlements (avertir le
médecin-conseil de la mutualité). “Par méconnaissance, ils passent à
côté des possibilités qui s’offrent à eux comme la reprise partielle du
travail (ce qu’on appelle souvent le mi-temps médical -ndlr), constate
Anne Remacle. Les résultats ne se font généralement pas attendre :
rechutes et problèmes administratifs à la clé pour le calcul du montant des
indemnités”.
Des connotations négatives
Le retrait de la
vie professionnelle touche également à l’‘être’. “Les personnes
rencontrées développent une image négative d’elles-mêmes”, avance Anne
Remacle. Manque de confiance en soi, perte d’estime de soi, peur de ne plus
retrouver son niveau de compétences, impression de perdre sa dignité, honte,
culpabilité... sont partagés par celles et ceux qui sont en permanence
confrontés à leurs limites.
“Mon gamin qui
a 10 ans, lui, il m’a vu beaucoup travailler. Mais mes deux filles me
bombardent de questions : ’Pourquoi c’est toi qui es à la maison? Pourquoi
tu travailles pas ? C’est quand que tu pars travailler ?’… Et puis, mon fils
me dit : ‘Madame, elle m’a demandé ce que tu faisais comme travail, j’ai dit
: Rien !’ Rien… Mes enfants, plus tard, s’ils foutent rien à l’école, au
travail, ils vont me dire : ‘T’as rien foutu non plus! J’ai grandi et t’as
jamais travaillé. T’es pas un exemple pour moi ! Je vais prendre l’exemple
de maman. Elle, elle travaille…’ Ils ne me l’ont jamais dit mais plus tard,
peut-être que… Et là, ça va encore être un choc”.
Ces sentiments sont
renforcés par les stéréotypes accolés au mot “invalide”, comme l’explique
une personne- témoin : “La semaine passée, j’ai dû changer ma carte
d’identité. Le monsieur au guichet me dit : ‘Qu’est-ce que vous faites comme
métier ?’ Alors je dis : ‘Je suis en invalidité’. ‘Alors invalide’, il dit.
Donc, j’ai dû signer ‘invalide’ mais je ne suis pas invalide de guerre… Ca
m’a foutu en l’air pour toute la journée!”
“Pour moi,
‘invalide’, cela veut dire handicapé. Un invalide, je le vois dans une
chaise roulante. Mais dans ma situation, je trouve que le terme ‘invalidité’
est mal choisi”, explique une dame.
Bon nombre de
personnes interrogées ont intégré l’image du ‘glandeur’, de l’assisté
profiteur du système, véhiculée dans l’opinion publique. “C’est très dur
à vivre, d’autant plus quand on a travaillé de nombreuses années, voire
toute sa vie, sans relâche ou que l’on souffre d’une maladie qui ne présente
aucune trace visible, comme la dépression par exemple”, observe la
chercheuse. Elle ajoute : “Dans une société du travail qui renie
l’assistanat et la maladie, les personnes en invalidité mettent en place
diverses stratégies – dissimulation, fuite… – mais la tendance reste, dans
un premier temps, au repli sur soi”. Telle cette personne qui témoigne
: “J’ai quelques fois peur d’aller dans la galerie et de rencontrer des
ex-collègues. Toujours répéter la même chose et ils te disent : ‘Tiens, tu
te promènes? Nous, on travaille et toi, tu te promènes?’ On culpabilise”.
Passage en ‘invalidité’
Le cap de la
première année d’incapacité de travail est bien souvent mal vécu car il fige
une situation espérée passagère. “Quand on apprend qu’on passe au
‘statut invalide’ et qu’on ne sait plus travailler, on souffre deux fois:
physiquement et moralement. Je pense que moralement, quelques fois, c’est
beaucoup plus difficile que la souffrance physique”, confie une dame.
Quant aux
difficultés financières, elles reviennent au premier plan des problèmes
soulevés par les personnes interviewées. “On était habitué à un train de
vie – pas excessif – et on ne calculait pas. Je travaillais dans une très
bonne entreprise, j’étais bien payé. Quand on se retrouve en invalidité,
ben… on calcule tout !”, explique l’une. “Faut pas se leurrer(...).
On se trouve face à des choix vitaux. On est mis sur une voie de garage et
advienne que pourra”, ajoute une autre.
Outre la perte
d’avoirs engendrée par le retrait de la vie professionnelle, le fait de ne
plus pouvoir ‘faire’, l’inactivité contrainte, est un autre problème très
prégnant exprimé par les personnes interviewées. Que faire? Comment
remplacer le temps de travail lorsqu’on n’a plus nécessairement les moyens
financiers ni les capacités physiques pour s’offrir des loisirs? Une
situation psychologiquement et socialement difficile d’autant que les
personnes vivent souvent comme assignées à résidence par le système
lui-même. “L’inutilité, ça vous mine. Inutile, oui, c’est le mot exact,
c’est comme cela que je me perçois”. Ou encore : “Cela fait trois
ans que mes enfants me voient à la maison. Je ne sais pas faire grand-chose,
pas même les porter par exemple. C’est une de mes plus grandes douleurs”.
Certaines personnes avouent alors tomber dans un ‘cercle vicieux’, celui des
‘mauvaises habitudes’ : l’alcool, la (mal)bouffe, la passivité, la
paresse...
Continuer à exister
Heureusement, même
replié sur lui-même, l’être humain reste un être intrinsèquement social. En
l’occurrence, les relations aux autres sont un facteur essentiel dans la
reconstruction d’une nouvelle identité. Toutefois, c’est loin d’être facile
comme en témoignent les personnes rencontrées. Elles ne veulent pas peser
sur leur entourage mais elle ne se sentent pas toujours comprises ni
soutenues. Elles ont du mal à pousser la porte des services sociaux et
associations. Les relations s’effilochent avec les anciens collègues, les
amis, le réseau social. Dans ce contexte, plusieurs personnes expliquent
combien le fait de participer à des groupes d’entraide et de paroles les a
aidées à remonter la pente. D’autres évoquent les bienfaits du volontariat
pour s’épanouir et retrouver un sens à leur vie : “Je suis bénévole
Altéo pour le transport des malades. On rencontre un tas de gens, on parle
de tout (...). Et quand on voit que des gens gravement malades gardent le
sourire malgré la douleur, ça m’aide à relativiser mon invalidité”.
“Dans le
cheminement de réintégration sociale, la dimension relationnelle et
collective est primordiale, constate Anne Remacle. La prise en
compte du facteur ‘temps’ apparaît également déterminante. On voit bien que
pour la personne en incapacité de travail, plus le temps passe, plus bouger
et envisager un retour au travail devient difficile”. Que dire alors de
la complexité de la législation et des procédures administratives. On le
comprend, information, accompagnement et soutien sont donc nécessaires, de
manière précoce, pour éviter la spirale infernale dans laquelle s’enfoncent
bon nombre de personnes en incapacité de travail.
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