Prendre la plume
(16 décembre 2010)
En
miettes
Ce
23 décembre, depuis l'ouverture du centre commercial, Claire tend son
micro aux clients de plus en plus nombreux : Noël, qu'est-ce que c'est
pour vous?
-Excusez-moi, je
suis pressée.
La femme s'engouffre
précipitamment dans le magasin en bougonnant. Pas croyable! Personne
ne parle à personne, mais pour demander, ça oui, ils ont une langue.
Noël? Un supplément de boulot, c'est tout. D'une main mécanique,
elle saisit les boîtes de conserve sur les rayons et les entasse dans
son caddie. Elle pousse un peu pour se frayer un passage dans la foule
des avant-fêtes.
Noël, pour vous?
- Une dinde, une
bûche, un bon vin.
Noël?
- Une fête de
famille, bien sûr.
La
“dame-sortant-de-chez-le-coiffeur” toise son interlocutrice. Dans un
généreux effluve de laque, elle lance son chariot sur les talons d'un
bon vivant hilare qui vient de rejoindre un copain et lui demande,
goguenard:
- Tu lui as répondu
quoi à cette bonne femme de l'Armée du Salut?
Claire a intercepté
la question. Elle a un sursaut de colère: d'abord, elle n'a rien à voir
avec l'Armée du Salut, même si son manteau foncé peut prêter à
confusion; ensuite, elle interroge pour son journal, disons pour la
feuille de chou locale. Elle se prend au sérieux. Se moque d'elle-même
aussi: journaliste de désir, depuis l'enfance. Une enquête de saison, ce
n'est pas la gloire.
Un gamin passe. Dix
ans? L'âge de son plus jeune neveu, dirait-on.
Noël, c'est quoi
pour toi?
Le garçon s'arrête.
Grave. Il réfléchit.
- On ne peut pas
répondre comme ça.
- Quand tu penses
Noël, qu'est-ce que tu vois?
Il la fixe de ses
yeux brusquement rétrécis, durcis:
- Avant, c'était la
crèche, la messe de minuit, les cousins et cousines, l'arbre aux
cadeaux, la…
- Avant?
- Mon père est parti
avec... Cela ne vous regarde pas.
Il part en courant
presque. Claire a senti la haine sourdre de lui. Il me tuerait.
20 heures. Le
magasin ferme. A la sortie, les clients n'ont qu'une idée: décharger les
marchandises dans le coffre et filer au plus vite. Pas le moment de les
harceler. Il vaut mieux ranger micro et cassettes. Demain matin, elle
reprendra l'enquête. L'article doit être rentré à 16 heures; pour le
rédiger, elle sautera le déjeuner.
Au lieu de regagner
son immeuble, Claire fait le tour des boulevards, histoire de vérifier
si SA voiture est devant chez l'Autre. A cent mètres de la maison de sa
rivale, le cœur désordonné, douloureux; le vœu insensé Faites qu'il ne
soit pas là, mais il est là. Aucun doute possible. Elle ralentit aux
limites de la prudence, détaille la carrosserie qu'elle connaît trop
bien: l'autocollant de son club, le raccord sur l'aile gauche accidentée
et jusqu'à cette façon de se garer de guingois. Elancement de la
souffrance. Imagination incontrôlable. Que font-ils? Ils mangent puis...
«««
Claire pousse la
porte de son immeuble. La minuterie. L'odeur âcre de l'escalier de
béton. Elle le préfère encore à l'ascenseur qui tombe toujours en panne.
La télé tonitruante du locataire de l'étage en dessous du sien. La clef
dans la serrure. Personne. Qui espérait-elle? La poêle grasse; le pain a
séché. Le type d'en face est déjà à sa fenêtre. Elle ferme la tenture,
met le dernier CD de Madredeus, attend que la musique s'élève pour
débarrasser l'évier.
Envie taraudante de
lui téléphoner alors qu'elle sait qu'il n'est pas chez lui, que la
sonnerie résonnant dans l'appartement vide accentuera son malaise.
Besoin de faire quelque chose contre cette tension au nœud de l'estomac.
Elle va préparer un vrai repas. Le timbre de la porte. L'espoir fou:
Vincent! La retombée: ce n'est que Jeanne.
- Je t'ouvre. Monte.
Allons!
c'est mieux que rien. Elle regarde (en essayant de la voir, elle) son
amie qui enlève son béret, secoue ses cheveux qu'elle a noirs et très
longs.
- J'allais manger.
Reste avec moi.
A deux, la vaisselle
est plus rapide, plus légère aussi. Jeanne est bavarde:
- La journée m'a
tuée
- A qui le dis-tu!
- Trente petits dans
un local surchauffé, sans pouvoir sortir à la récré à cause de la pluie.
L'excitation de la fin du trimestre, tu ne peux pas savoir. Quand je me
retrouve chez moi, je n'arrive plus à faire quoi que ce soit pour moi.
Je me demande comment s'en tirent les institutrices qui retrouvent des
gosses à la maison; elles ne doivent plus les supporter.
Elles ont vidé une
bouteille de vin blanc qui traînait dans le frigo et s'attardent devant
leurs assiettes jonchées de couennes, de pelures de fruits. Détendues.
-Y a pas, faut
travailler. Tu veux entendre mes enregistrements au grand magasin :
Noël, qu'est-ce que c'est pour vous?
Elles écoutent
jusque tard dans la nuit. Claire donne un visage, un corps aux voix
anonymes, aux réponses bouleversantes: C'est se sentir encore un peu
plus seul que d'habitude. Celui-là n'avait plus de cheveux, un pardessus
qui aurait eu besoin d'être brossé au col, une haleine de porto. Il
devait avoir perdu sa femme, ou sa mère, récemment.
- Et à Vincent, tu
as posé la question?
Le choc. Brutal.
Insupportable. Jeanne s'étonne du silence:
- Tu ne sais pas?
- Quoi?
- Vincent m'a
quittée.
Vraiment consternée,
Jeanne. Ne sachant plus que dire, que faire.
- Après deux ans,
c'est dur! Vous vous êtes disputés?
- Il a rencontré
quelqu'un d'autre. Une fille plus intéressante. C'est moi qui la lui ai
présentée…
Aucune ironie dans
la voix de Claire. Rien que le désastre.
- Et où passeras-tu
la veillée de Noël?
- Chez mon père.
- C'est un peu loin,
non?`
- Je prendrai le
train, je me méfie des chauffards les soirs de fête.
Parfois elle
souhaiterait que l'un d'entre eux l'expédie dans l'autre monde d'un
coup, d'un seul. Mais il y a le spectre de la voiture roulante, de la
dépendance à vie. Se battre. Je tiendrai. Je suis solide.
Jeanne noue son
écharpe rouge, cherche sa clef:
- Salut!
La minuterie
s'éteint. Claire entend son amie courir pour rejoindre sa voiture.
L'insécurité, partout.
«««
Après deux ans,
c'est dur. Oui, la nuit lorsqu'elle ne dort pas, Claire repasse le film
dans sa tête. Depuis la première image. Elle suit méticuleusement le
chemin qui va de l'éblouissement au lent naufrage. Où est l'erreur, la
faute? Quand ont-ils commencé à se désaimer? Inutile. Elle a refait
mille fois le parcours. Elle ne découvrira rien de plus. Trop d'éléments
lui échappent, de son côté à lui surtout. Qui connaît qui?
Elle hasardait:
Vincent, j'aimerais bien vivre avec toi, partager tout. Il prenait peur.
Vivre ensemble? Non. Il vaut mieux se voir quand on en a envie, quand on
est en forme. Je ne veux pas de la routine de mes parents, de leurs
conflits rentrés, de leurs manies. Elle n'osait murmurer: Je voudrais un
enfant de toi, mais il avait peut-être entendu crier ses entrailles, il
avait pris le large, il avait déniché une fille sans exigence,
insouciante du lendemain, celle-là même que Claire lui avait présentée
au théâtre.
La miséricorde du
sommeil, la cruauté du réveil. Lui, tout de suite Vincent! Il ne passait
jamais toute la nuit chez elle, mais elle savait qu'ils se verraient à
telle heure, qu'il lui téléphonerait. Est-ce qu'il dort chez l'autre?
Elle a tenté de vérifier la semaine dernière; elle est sortie en pleine
nuit, mais coïncidence ou pas, sa voiture n'y était plus. Ne pas
s'attacher. Le répète-t-il aussi à l'autre? La honte de cette filature.
De toutes façons, il faudrait être là à guetter en permanence. Je ne
veux pas devenir folle. Je ne veux pas me détruire.
Noël, pour moi?
Stupéfiant! Elle a posé la question à tant d'inconnus et elle n’y a
jamais répondu elle-même. Claire sirote son café, dessine dans les
miettes du petit déjeuner.
C'était, c'est une
promesse, celle d'un renouveau. Une attente comblée de manière
inattendue. Imprévisible. Quand maman vivait encore, elle disait Une
porte se ferme, une autre s'ouvre ou bien La vie est plus forte que
tout. L'expression du visage de maman, lorsque nous étions tous réunis,
la nuit de Noël. Oui, c'est décidé, ce soir, elle ira chez son père.
Peut-être son frère téléphonera-t-il des Etats-Unis à minuit? Peut-être
que Clarisse passera avec Blaise, en sortant du spectacle qu'ils jouent?
Peut-être que tante Flore sera suffisamment remise de son opération pour
réveillonner avec nous... J'ai une famille. Elle décroche le téléphone:
- Quel bonheur,
Claire! Je pensais que tu n'aurais pas ta soirée libre...
La joie de son père
la bouleverse. Pourquoi ne s'offre-t-elle pas plus souvent le plaisir de
lui faire plaisir?
- Vincent
t'accompagne?
- C'est fini,
Vincent.
- Ma petite fille.
Comme il a dit cela.
Cette tendresse qui ne demande aucun compte, ce désarroi partagé.
Pourquoi voit-on si peu les gens qui nous aiment vraiment?
Claire boutonne son
manteau, enfonce son bonnet de laine. Mes gants sont dans mon sac. Pas
envie de me payer un rhume. Elle va essayer l'autre supermarché. Autant
y aller à pied: ce n'est pas loin et, en cette veille de Noël, les
places pour se garer sont rares. En marchant, on ne doit pas tenir
compte des sens uniques: Claire est étonnée d'être si vite devant les
portes encore fermées; elle va boire un café au bistrot voisin. Dans son
dos, deux hommes bavardent amicalement:
- Alors comme ça, tu
travailles ici depuis six mois. Et ta femme, elle est kiné, si je me
souviens bien...
- Oui, mais elle n'a
pas trouvé de place, elle chôme.
- Vous avez des
gosses?
- Nous ne pouvons
pas en avoir.
Claire apprécie le
nous spontané; l'homme poursuit:
- On a introduit une
demande pour en adopter.
- Ça ne te fait pas
peur?
- Bien sûr, mais, si
on envisageait tous les risques, on ne ferait plus rien. Ma femme
souffre trop de ne pas avoir de petit.
- Et toi?
La réponse échappe à
Claire parce que les deux hommes se lèvent au moment où les portes du
supermarché s'ouvrent. Et c'est reparti:
Noël, qu'est-ce que
c'est pour vous?
L'adolescente en
rupture d'école ce matin a répondu, les yeux brillants:
- Faire des cadeaux
inattendus à tous ceux que j'aime, même à ceux qui m'agacent.
- Tu as de l'argent
pour tes achats?
- Des petits
boulots. Une garde d'enfant par-ci, un jardin par-là. On se débrouille.
Je file!
Son allure dansante
en jeans et bottines. Toute sa personne dégage une certitude exubérante.
Noël?
- Prier en communion
avec ceux qui souffrent et qui espèrent.
Claire dévisage son
interlocuteur. Sidérée. Rien de clérical dans le visage rieur au dessus
du blouson bleu. C'est vrai qu'il y a un séminaire dans la ville.
- Venez nous
rejoindre à 19 heures à Saint-Quentin pour la veillée de prière.
- A 19 heures, je
serai dans le train.
- Dommage. Un autre
vendredi alors.
L'homme est happé
par un couple vieillissant qui l'a reconnu au passage. Devant le panneau
qui affiche offres et demandes, une femme. Claire brandit son micro.
- Laissez-moi. J'ai
autre chose en tête. Je n'ai pas de chambre pour la nuit prochaine.
Claire distingue le
ventre qui distend la gabardine trop légère. Pas besoin d'un dessin.
- Vous prenez
quelque chose de chaud? J'ai envie d'une pause.
La fille – elle doit
avoir vingt ans même si elle en paraît trente – hésite, accepte. La
cafétéria manque d'intimité; les néons impitoyables soulignent les
traits blafards des quelques consommateurs. Claire attend que sa
vis-à-vis parle.
- Mes parents ont
découvert ma grossesse, ils m’ont virée.
- Et le père?
- Je ne l'ai plus
revu.
- Il a su?
Elle ne répond pas,
mais lance:
- J'ai peur du sida.
Il s'était drogué dans le temps.
- Vous avez fait le
test?
- Je ne suis plus en
règle de sécurité sociale et, d'ailleurs, je n'oserais pas.
Claire pose son
regard sur les gens attablés autour d'elle. Toutes ces misères masquées.
En communion avec tous ceux qui souffrent et qui espèrent. Où es-tu,
homme de bonne volonté? Viens t'asseoir à notre table! Les haut-parleurs
diffusent un Petit papa Noël sucré, éculé.
- Comment vous
appelez-vous?
- Anna
- Comment?
Claire n'entend plus
rien: derrière la vitre, Vincent passe, seul. Courir vers lui, crier son
nom. Claire retombe: l'autre l'attend sans doute dans la voiture un peu
plus loin. Quitter cette ville, éviter les rencontres insupportables. Un
luxe, ma vieille, de quoi vivrais-tu? Tu as un autre boulot ailleurs?
Anna n'y a vu que du feu. Chacun, chacune si seule dans sa détresse
intime.
- Venez vous reposer
chez moi. Je dois rédiger un article. Ce soir, vous m'accompagnerez chez
mon père.
- Je vous
dérangerais. C'est une fête de famille.
- C'est la fête de
tous. On voit que vous ne connaissez pas mon père! Attendez-moi ici: il
me reste trois ou quatre personnes à interroger, puis je viens vous
chercher.
Noël, qu'est-ce que
c'est pour vous?
- Et pour vous,
Mademoiselle?, a renvoyé la vieille dame aux beaux cheveux blancs
bleutés.
- Une espérance.
- Celle de notre
enfance...a enchaîné la futée.
- Des réveillons à
servir jusqu'à trois heures du matin, a riposté l'étudiant de l'école
hôtelière, hilare.
- La nuit à
l'hôpital, près de mon mari malade.
- La garde dans le
service psychiatrique.
Est-ce ainsi que les
hommes vivent?, chuchote Hélène Martin chantant Aragon dans l'oreille de
Claire. Tendresse, vague de compassion. Pour Vincent. Pour elle-même.
Tous des enfants, de petits enfants, qui ne savent pas qu'ils ont un
Père.
«««
Claire a pris les
billets. Dans un coin du compartiment, Anna sombre dans le sommeil. Où
a-t-elle dormi la nuit dernière? En face de Claire, la gamine de sept
ans qu'un homme lui a confiée sur le quai:
- Vous veillerez à
ce qu'elle descende à Mons. Sa mère l'attendra.
La petite fille suce
un bonbon jaune. Elle fouille dans sa poche et tend le pareil à Claire:
- Tu en veux un?
- Oui, merci. Et
toi, tu veux que je te raconte une histoire?
L'enfant ouvre de
grands yeux
- Dans un village de
Palestine appelé…
- Où c'est la
Palestine?
A l'avant-dernière
station, un homme jeune est monté. Un revenant:
- Claire!
- Philippe!
- Tu as fini tes
études? Tu es journaliste? Tu travailles? Tu...
Sacré Philippe!
Quand ils allaient ensemble à l'école élémentaire, déjà il la harcelait
de questions;
- Une vraie
mitrailleuse.
- On ne se change
pas. Mais toi alors? J'avais oublié que tu étais si belle.
Il y a longtemps que
personne ne lui a adressé un compliment avec tant de simplicité.
- Belle? Je suis
vivante.
Elle ne dira pas à
quel désastre elle vient de survivre. Philippe lui prend le coude comme
jadis. Vincent, lui, posait la main sur son genou, lorsqu'il voulait
monopoliser son attention.
- Tu ne peux pas
savoir comme ça me fait plaisir de te revoir. Et tes parents?
- Ma mère est morte
d'un cancer, il y a deux ans.
Deux ans. Est-ce
pour cela qu'elle s'est jetée dans les bras de Vincent qui lui
ressemblait si peu? Vous n'allez pas du tout ensemble, avait décrété sa
sœur; péremptoire ou intuitive?
- Ton frère? Ta
sœur?
- André est à Tucson
avec sa femme et ses deux fils. Clarisse joue au National; son copain
est éclairagiste là aussi.
Est-ce que
Philippe-le-questionneur écoute les réponses? Il la dévore des yeux. Il
la laisse descendre à regret après qu'elle ait réveillé Anna.
- Je téléphonerai
demain matin chez ton père. C'est toujours le même numéro?
Claire et Anna dans
la première neige ouatant le quai sombre. A la vitre du train en
partance, une main vive efface la buée, le visage de Philippe s'impose.
Une silhouette vient
à leur rencontre:
- Papa, je te
présente mon amie Anna.
- Venez, mes filles.
La voiture est tout près, ne glissez pas.
// Colette Nys-Mazure
Contes d’espérance
“En
miettes”, le conte publié ci-contre, fait partie des dix-neuf “Contes
d’espérance” écrits par Colette Nys-Mazure et rassemblés dans un ouvrage
qui vient d’être réédité en cette fin d’année. Ces contes
n'appartiennent pas au genre du fantastique ou de l'exceptionnel.
L’écrivaine et poète belge les a puisés d'abord à cette source qui
l'inspire avec tant de bonheur: le quotidien des jours, la rencontre des
visages. A travers ces paraboles modernes qui fleurent bon l’ambiance de
Noël et l’effacement des solitudes, Colette Nys-Mazure nous invite à
nous ouvrir aux autres pour trouver le bonheur et construire un monde
meilleur.
Colette Nys-Mazure est l’auteure de très nombreux essais, nouvelles et
contes. Parmi ses ouvrages les plus renommés, “Célébration du quotidien”
vient de paraître en format poche aux éditions Embrasure (collection
Factuel) • Prix : 7,52 EUR
>> “Contes
d’espérance” •
Colette Nys-Mazure
•
Ed. Lethielleux
•
200 p.
•
Un CD joint au livre
propose une lecture, par l’auteure, de deux des contes.
•
2010 •
Prix : 17 EUR
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