Cinéma (
2 avril 2009)
Relais et
filiations
Malgré sa
diversité, le cinéma wallon ne manque pas de spécificités. Notamment celle
d’ancrer profondément ses racines dans le terroir socio-économique. Lors
d’un récent colloque sur le lien entre le cinéma et les crises, les Facultés
Notre-Dame de la Paix, à Namur, se sont interrogées sur la représentation
qu’un pays (ou une région) donne de lui-même via le septième art.
Il
est difficile de parler de cinéma belge sans parler de “Misère au Borinage”
(1933), de Henri Storck et Joris Ivens, véritable acte fondateur du cinéma
wallon. Mais un acte bien paradoxal, puisque Storck était Ostendais, et
Ivens Hollandais! Le film commence par ces mots: «Crise dans le monde
capitaliste. Des usines sont fermées, abandonnées. Des milliers de
prolétaires ont faim». Crise économique, borinage, misère: le cadre est
fixé. Le film a été tourné à la demande d’André Thirifays, le futur
directeur de la Cinémathèque de Belgique. Il vise à dénoncer les effets
sociaux de la crise économique dans le Borinage après la grande grève de
1932, sur la base d’une enquête réalisée par l’organisation communiste
“Secours ouvrier international”. Documentaire ou fiction? Le film était
fortement scénarisé, les scènes reconstituées avec un minimum de confort
visuel et sans prise de son directe. «Toute esthétique nous apparaissait
indécente», explique Henri Storck, en 1998, dans un entretien accordé au
journal Le Matin. «Notre caméra n’était plus qu’un cri de révolte.»
Le film connaîtra un succès considérable, jusqu’à devenir une véritable
icône de la Wallonie.
“Borinage,
charbonnage, chômage”
En 1960, Pierre Harmel, le
ministre belge de l’Instruction Publique, charge le réalisateur Paul Meyer
de tourner un film de propagande sur le bien fondé de la politique belge en
matière d’immigration. Meyer installe sa caméra sur les lieux mêmes de
“Misère au Borinage”. Mais il détourne alors la commande initiale et réalise
un film de fiction, hautement poétique: “Et déjà s’envole la fleur maigre”.
L’oeuvre dénonce les conditions indignes que la Belgique réserve parfois à
ces ouvriers immigrés, qui acceptent de travailler dans des mines où les
Belges ne veulent plus descendre. Le film raconte la dernière journée de
Domenico sur un terril. Cet ouvrier s’apprête à retourner au pays après
dix-sept années passées dans les charbonnages. L’homme accueille un nouvel
arrivant et lui transmet son savoir en trois mots (“Borinage, charbonnage,
chômage”) tandis que la caméra dévoile lentement le paysage, décor réel
porteur d’imaginaire et microcosme du monde. Ce film est unanimement salué
par la presse. Sa renommée dépasse les frontières et il remporte de nombreux
prix. Storck dira de lui: «Pour révéler l’âme du Borinage, il a mis en
page des paysages aux immenses panoramas d’une qualité de lumière
extraordinaire». Mais l’Etat belge accuse son auteur d’avoir détourné
des fonds publics. Paul Meyer devra finalement rembourser jusqu’à la fin de
son existence les fonds avancés. «Hasardons l’hypothèse, écrivait en
1998 Patrick Leboutte, critique et historien du cinéma, que
l’indifférence dont souffre Meyer dans son propre pays n’est qu’une forme
retorse du remord». Nombreux seront les cinéastes qui revendiqueront son
influence.
C’est arrivé
près de chez nous
En 1970, la Belgique est
communautarisée. La culture devient une compétence communautaire. Le cinéma
bénéficie de divers systèmes d’aide publique. Par le biais de la fiction,
deux cinéastes vont s’intéresser aux problèmes liés à leur région. Avec “Le
grand paysage d’Alexis Droeven”, Jean-Jacques Andrien évoque, en 1981, la
mutation du monde rural dans la région verviétoise. Thierry Michel, lui,
évoque en 1982 les grèves qui ébranlèrent la Belgique pendant l’“Hiver 60”.
De la sorte, ils creusent tous deux la veine du cinéma du réel, inaugurée
par Storck et prolongée par Meyer.
En 1992, Benoît Poelvoorde
débarque, avec “C’est arrivé près de chez vous”, de Rémy Belvaux et André
Bonzel. Plus que la violence, ce film met en scène la difficulté des
rapports humains, affichant clairement – parfois jusqu’à la caricature – son
ancrage régional. Paradoxe: cet ancrage, justement, permet une certaine
universalité. On peut nettement y sentir l’influence d’émissions de
télévision comme “Faits divers” et, bien sûr, “Strip-Tease” et son regard
pénétrant, décalé et parfois dérangeant. On perçoit la même influence dans
l’ironique et tendre “Les convoyeurs attendent”, de Benoît Mariage
(toujours avec Poelvoorde). Jean-Benoît Gabriel, professeur aux Facultés
universitaires Notre-Dame de la Paix de Namur, souligne le lien entre le
terril, terrain de jeu pour les enfants chez Mariage et les glissades des
mômes sur une sorte de pelle à tarte, fameuse scène – «fulgurance
poétique» selon Thierry Michel – du film de Paul Meyer.
Survient alors la
consécration définitive de l’originalité de cette veine wallonne. Elle
s’ancre dans des lieux emblématiques et diverses réalités socio-économiques
avec “Rosetta”, des frères Dardenne (1999), qui se caractérise par des choix
éthiques et esthétiques exigeants. En 2006, frappé par la potentialité
visuelle des tours de Droixhe (Liège), Lucas Belvaux y situe l’intrigue de
“La raison du plus faible” et joue des particularismes régionaux en évitant
tout pittoresque. En 2008, dans “Eldorado”, Bouli Lanners explore une
Wallonie vaste et vide, éminemment photogénique, qui permet l’émergence de
personnages en marge des conventions sociales.
Le public belge tiède
Mais qu’en est-il de la
reconnaissance du grand public? Les films belges passent très peu en
télévision. Lors de la remise de prix prestigieux, les chiffres des entrées
au cinéma frémissent à peine. Dans le journal français Libération, la
journaliste Florence Aubenas écrit: «Les Wallons ne veulent-ils pas
regarder en face une réalité qui leur fait mal? N’ont-ils pas besoin d’aller
au cinéma pour la percevoir?».
Lors de la séance
questions-réponses du colloque évoqué ci-dessus, une jeune demoiselle
demandait pourquoi les plans sont parfois si longs dans ces films, au point
qu’elle a le temps de s’ennuyer. Réponse: il s’agit de permettre au
spectateur de choisir ce que l’on regarde et laisser ses émotions surgir;
d’éviter de se laisser téléguider par le réalisateur et prendre le temps de
faire sa propre lecture; de laisser le film résonner dans l’expérience
intime de chacun. Convaincant pour chaque génération cinéphile?
Linda
Léonard
Welcome:
une fiction engagée
Philippe
Lioret filme les clandestins à Calais, non pas dans un documentaire, mais
dans une fiction qui va droit au cœur. Et du cœur à la conscience.
Dans
son pays, le Kurdistan iraquien, on l’appelle “Bazda”, le coureur. Son rêve:
jouer à Manchester United, et épouser Mina, qui a émigré en Angleterre avec
sa famille. Alors il a marché durant trois mois, pour arriver ici, à Calais.
Le plus dur semble fait, l’Angleterre est là, juste en face. “Je serai là
demain”, dit-il à Mina au téléphone. Pas si simple. Une première tentative
de traversée dans la cargaison d’un camion échoue: les douaniers français
ont des détecteurs de CO2 et Bilal n’a pas su garder suffisamment
longtemps la tête dans un sac en plastique, comme le lui avait conseillé le
passeur. Alors, puisque les falaises de Douvres semblent si proches, Bilal
décide de traverser la Manche à la nage. Et c’est à la piscine où il apprend
à nager qu’il rencontre Simon, un ex-futur champion de natation, reconverti
en maître-nageur à bedon et claquettes. Simon, les migrants, il s’en fout,
«il baisse les yeux et rentre chez lui». Mais parce qu’il veut épater
Marion, son ex-femme, bénévole sur “le quai de la soupe” où les migrants
reçoivent à manger, il va héberger Bilal chez lui. Et c’est là que tout
dérape, parce qu’aider une personne en situation irrégulière est illégal,
selon l’article L622-1.
«Tout ça
pourrait se passer en 1943, et il pourrait s’agir d’un type qui cache des
juifs chez lui et se fait prendre, explique Philippe Lioret, le
réalisateur. Sauf que ça se passe aujourd’hui à 200 kilomètres de Paris».
«Dérapage» s’écrie le
Ministre de l’Immigration et de l’Identité nationale français, Eric Besson.
«On ne devrait jamais utiliser dans le débat politique ce vocabulaire
issu de la deuxième guerre mondiale: traque, rafle, assimilation. (…) Je
n’accepte pas qu’on dise que ces personnes sont maltraitées alors qu‘elles
veulent passer clandestinement en France, ce que l’Etat ne peut faciliter.»
Réponse de Lioret dans
journal Le Monde: «Je ne mets pas en parallèle la traque des Juifs et la
Shoah avec les persécutions dont sont victimes les migrants et les
bénévoles qui leur viennent en aide, mais les mécanismes répressifs qui y
ressemblent étrangement, ainsi que les comportements d’hommes et de femmes
face à cette répression.»
Face à cette situation
indigne, le personnage de Simon, excellemment interprété par Vincent Lindon,
choisit donc d’agir. Pour de très mauvaises raisons, certes, et des plus
maladroitement, jusqu’à mettre en péril le travail des bénévoles. Mais la
rencontre avec “l’autre” va lui ouvrir les yeux, et l’éveiller enfin à la
conscience. «J’ai commencé le film comme un acteur, confiera le comédien
lors de son passage à Bruxelles, je l’ai terminé comme citoyen».
Linda
Léonard
Welcome,
réalisé par Philippe Lioret, sur un scénario de Philippe Lioret, Emmanuel
Courcol et Olivier Adam. Avec Vincent Lindon, Firat Ayverdi, Audrey Dana,
Olivier Raboutin, Yannick Rénier. 1h45.
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