Maladies chroniques
(5 avril 2012)
► Lire également :
La fibromyalgie, une maladie invisible, des douleurs réelles
Quand la douleur se fait
rebelle
Des deuils pour
mieux renaître |
Une médecine
réadaptative, plutôt que curative. Qui apprend au patient à vivre avec
sa douleur, plus qu'elle n'en supprime la cause fondamentale. Ainsi
pourrait se résumer l'approche des algologues (spécialistes de la
douleur) expérimentés dans le traitement des douleurs chroniques.
La clef de
l'efficacité? Une approche multidisciplinaire, que les spécialistes
qualifient de "biopsychosociale". Elle peut, certes, s'accommoder
d'infiltrations et de médicaments antidouleurs. Mais elle se complète de
soins et d'écoute prodigués par des kinésithérapeutes, des
ergothérapeutes, des psychologues, des médecins et infirmiers
spécialisés. Qui prescrivent et encadrent des activités physiques
adaptées à la douleur de chacun, sensibilisent aux stratégies de gestion
du stress (seul ou en groupe), analysent et traitent les troubles du
sommeil, adaptent les postes de travail au cas par cas. Diverses
techniques, y compris l'autohypnose, permettent de "s'évader" de la
douleur, c'est-à-dire de s'en extraire mentalement, même partiellement.
Les rites d'avant sommeil - de la tisane à certaines formes de loisirs
apaisants -sont appelés à la rescousse.
"Un apport
psychothérapeutique est parfois nécessaire, souligne le Dr Berquin.
Ne
fût-ce que, simplement, pour aider le patient à faire son deuil du
fantasme de guérison totale ou de retour à la vie d'avant". Si le
patient est au centre du traitement de ces équipes multidisciplinaires,
c'est moins en tant qu'objet de soins que porteur de ses propres
représentations sur sa maladie et sa souffrance.
"Une de mes
patientes, récemment, n'en démordait pas: sa douleur venait d'une vis
mal placée dans son dos. Elle était persuadée que, si elle s'activait
plus comme je le lui recommandais, cette vis se briserait. Tant que
cette conviction n'était pas identifiée et démentie (ici, une radio de
son dos a été d'un grand secours), aucune amélioration de ses symptômes
ne semblait possible. Mais il faut souvent bien plus qu'une consultation
d'un quart d'heure pour lever ce genre d'obstacle! A tous les soignants
confrontés aux douleurs chroniques - notamment aux généralistes, les
mieux placés pour connaître le contexte de vie de leurs patients et
jouer le rôle de plaque tournante du traitement -, nous disons: "
Intéressez-vous aux attitudes et aux croyances de vos patients. Analysez
leur propre perception des causes, symptômes et remèdes liés à leur
maladie. Ce travail est le gage de leur pleine participation au
traitement".
// PhL |
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© Marc Detiffe |
Les
douleurs chroniques sont des compagnes de vie bien embarrassantes. Loin
de vouloir les combattre et les éradiquer à tout prix, une certaine
approche de la médecine tente d'apprendre à leurs victimes à "vivre
avec". Un succès? Oui, souvent. Mais ce changement de cap thérapeutique
a besoin de moyens financiers. Et, avant tout, d'une révolution des
mentalités, tant chez les soignants que chez les patients.
Elle n'a ni couleur, ni odeur, mais elle
frappe dur. Comprenez: elle ne s'explique ni d'après les
radios, ni après un scanner, et encore moins lors d'un examen à l'œil
nu. Mais elle empoisonne littéralement la vie de ses victimes au point,
parfois, de les entraîner dans le cycle infernal de la dépression et de
l'abandon de toute vie sociale. La douleur chronique frapperait, en
Belgique, près de 940.000 personnes. Soit un adulte sur quatre! Leur
point commun: souffrir d'une douleur rebelle aux traitements classiques
pendant au moins six mois. Mais ce chiffre, simple point de repère
théorique, ne dit rien du parcours de combattant des personnes
atteintes: au Centre de référence multidisciplinaire des Cliniques
universitaires Saint-Luc (UCL), à Bruxelles, les patients qui viennent
consulter traînent leur souffrance, en moyenne, depuis neuf ans!
Neuf ans
d'attentes et d'espoirs déçus. Neuf ans de médicaments antidouleurs sans
effets (ou vite oubliés), d'infiltrations inefficaces et de traitements
divers dont il faut parfois subir les encombrants effets secondaires.
Les cas les plus classiques? La fibromyalgie, les maux de dos
(lombalgies), les douleurs articulaires de toute nature. Mais on y range
aussi les troubles neuropathiques, comme les cicatrices qui continuent à
faire mal alors que la plaie est refermée depuis longtemps ("un
fourmillement ou un coup de soleil permanent", se plaignent les
patients), les douleurs liées à de vieux zonas alors que tout symptôme
cutané a disparu depuis belle lurette, etc. Ni cancer à l'œuvre, ni
lésion à constater, mais cette douleur lancinante qui frappe, parfois en
dents de scie, en dehors de toute logique rationnelle. "Dans la
douleur aiguë, celle-ci joue un rôle d'alerte, attirant l'attention sur
le dysfonctionnement d'un organe ou d'une partie du corps, explique
le Dr Anne Berquin, chef de clinique à Saint-Luc. Mais, dans la
douleur chronique, cette fonction d'alarme n'a plus de raison d'être. La
douleur s'est tellement bien installée qu'elle a modifié les fonctions
biologiques, et notamment le fonctionnement du cerveau qui réagit alors
à la douleur d'une façon hypersensible".
Pour le
patient, cette situation est particulièrement pénible. Non seulement il
souffre, mais, en plus, il court le risque de s'entendre dire par ses
proches voire par le personnel soignant, que "c'est dans sa tête",
"c'est psychosomatique". Pire: il est parfois soupçonné de mentir ou de
cacher des choses à son médecin. Le risque est grand, alors, de le voir
sombrer dans le "syndrome douloureux chronique": il se concentre sur sa
souffrance et, plus ou moins malgré lui, en fait un objet de
focalisation, d'obsession. Son mental est littéralement envahi par la
douleur, celle-ci entachant sa vie familiale et professionnelle. Il dort
mal, sombre dans une sorte de vision fataliste de son rapport à la
maladie et au corps médical, et court le risque de voir son horizon
social se rétrécir au fil du temps. Sur le plan purement physique,
d'autres cercles vicieux sont à l'œuvre. Ainsi, certaines tâches
anodines de la vie quotidienne (se lever, déplacer un livre, soulever
une casserole…) mobilisent des muscles inadéquats, créant des maux qui
n'ont rien à voir avec le traumatisme initial (le "déconditionnement
physique"). Le manque de sommeil contribue lui aussi à aggraver la
douleur. Et c'est sans compter les effets pervers des traitements
eux-mêmes. "Certains médicaments soulagent à court terme les
migraines mais, pris régulièrement, l'entretiennent, voire l'aggravent".
Pour le corps
médical, ces douleurs rebelles ne sont pas plus faciles à vivre. Elles
confrontent les soignants à un sentiment d'impuissance. "Notre
formation médicale – voire notre culture toute entière est prise en
défaut par la douleur chronique, souligne le Dr Berquin. Nous,
médecins, sommes les héritiers de Descartes et Vésale: le corps est vu
comme une machine. Lorsqu'une pièce défaille, on la répare ou on la
remplace. Or, ici, cette "médecine de la preuve" démontre toutes ses
limites. Les patients eux-mêmes nous le reprochent. Beaucoup ne
parviennent pas à comprendre, dans un contexte sociétal et médiatique
qui valorise la médecine technicienne et toute puissante, que nous
n'ayons pas de solution de fond à leur problème. Les traitements que
nous préconisons (lire ci-contre : Des deuils pour mieux renaître),
caractérisés par la prise en charge globale de la personne, vont
clairement à contrecourant de la médecine classique. C'est une médecine
plus complexe, mais aussi plus riche".
//
PHILIPPE LAMOTTE
Les soignants
abandonnés à leur bonne volonté
L'algologie, ou
science de la lutte contre la douleur, est née en 1947 aux Etats-Unis.
En Belgique, la montée en puissance de la discipline est progressive
mais bien réelle. Les premiers centres de la douleur sont fondés au
début des années 1980. En 2005, neuf centres de référence
multidisciplinaires de la douleur chronique (CRMDC) sont mis sur pied.
En 2009, près de 80 hôpitaux se spécialisent dans le traitement de la
douleur chronique via des équipes ad hoc, appelées dans le jargon les
"Fonctions algologiques" et les "Equipes multidisciplinaires de la
douleur (EMD)".
Est-ce assez?
Non, selon l'étude réalisée par une brochette d'experts universitaires
qui viennent de remettre leurs conclusions(1) après avoir sondé
l'ensemble du secteur pendant un an. Les moyens, d'une manière générale,
manquent cruellement et les listes d'attente, dans les CRMDC, atteignent
parfois dix-huit mois! Parmi les problèmes: l'absence de financement
approprié de l'acte médical intellectuel. "Une consultation, chez nous,
dure 45 à 60 minutes par patient. Ce temps n'est pas valorisé, déplore
le Dr Anne Berquin. Quant aux séances de traitement psychothérapeutique,
elles sont très peu remboursées aux patients si elles sont suivies en
dehors des centres. Tous les CRMDC, ainsi que les autres équipes, sont
déficitaires. Il faudrait, idéalement, tripler à quintupler les budgets
pour avoir une chance de répondre à la demande".
Dans les EMD,
le modèle biopsychosocial reste un but à atteindre et c'est encore
l'approche technicienne, anesthésiologique, qui prédomine. "Un peu
partout, on est obligé de bricoler, à la recherche de temps et de locaux
pour les concertations. Tout repose sur la bonne volonté des équipes de
soignants". Autre difficulté: l'absence de formations spécialisées. "Un
jeune diplômé en médecine quitte l'université avec… trois heures de
cours sur la douleur chronique. Il est urgent de renforcer la formation
des intervenants de première ligne. La bonne volonté et la formation
continuée volontaire ne suffisent plus".
Le stress
institutionnel de la plupart des équipes est élevé, car c'est chez elles
que les coupes sombres budgétaires sont décidées en premier lieu dans
les hôpitaux. "Il y a quelques années, explique le Dr Berquin,
une étude
britannique est arrivée à la conclusion qu'un euro investi dans le
traitement de la douleur chronique en rapporte deux, ailleurs, à la
sécurité sociale: les gens reprennent le travail plus tôt, dépensent
moins d'argent dans les radiologies et scanners superflus". Dans le
climat ambiant d'économies tous azimuts, cette logique de bon sens
parviendra-t-elle à se faire entendre?
// PhL
(1) "Prise en charge de la
douleur chronique en Belgique: passé, présent et futur" - SPF Santé
publique, sécurité de la chaîne alimentaire et environnement – 2011.
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